Sauve qui peut

Que de tendresse dans ce tout petit volume. Des dessins minimalistes, presque des haïku dessinés.
Mon père avait gagné ce petit livre en 1972 dans une station service. A l'époque l'essence ne valait rien et quand on faisait un plein on obtenait une médaille, un porte-clef, un reproduction de monnaie, un pierre semi-précieuse et parfois un livre....Quel bonheur pour l'adolescent que j'étais....
Aujourd'hui tous ces petits trucs sont stockés dans des coins de placard, parfois montrés (rarement) seuls les livres restent vivants. En voilà un que je viens de "relire" avec grand plaisir.

Avec une plume trempée dans une encre toujours sympathique, Sempé croque joliment les mesquineries ordinaires. de la scène de ménage aux déboires d'un artiste en passant par certains salons bien fréquentés, Sempé se fait le génie du minuscule, le chantre du détail et l'amoureux de l'infiniment précieux.
Les illustrations sans parole ne sont pas les moins efficaces ni les moins drôles. Mais à aucun moment on ne s'esclaffe. C'est tout le talent de Sempé, nous faire rire sans médire, nous amuser sans se moquer. La plume du dessinateur est légère et se refuse à la méchanceté. Elle ne dévoile rien qu'on ne connaisse rien déjà, mais elle illustre les situations qu'on pourrait ne pas voir. Sempé fait s'envoler la morosité et l'inertie. D'une scène banale, il fait un joyeux champ de foire.
Difficile de ne pas apprécier ce recueil d'illustrations. Tout y est frais et bon enfant, même les fins de non-recevoir. « Mais non, Monsieur Martin, on n'a pas changé une ligne de votre pièce ; on en prend une autre… » Si l'illustrateur n'utilise que le noir pour croquer le monde, rien n'est triste ou déprimé sous sa plume.
Sauve qui peut ? Oui, Sempé nous sauve du banal et du routinier. le ton gentiment féroce de ses saynètes a quelque chose du théâtre de boulevard mais Sempé, ange aimable, est passé par là et nous fait aimer les petits personnages qui s'agitent sur la scène. Madame est une mégère plus ou moins apprivoisée, Monsieur est un pater familias qui laisse à désirer. Mais qu'importe le ridicule des situations, ces petits héros du rien-du-tout nous plaisent et nous parlent car ils sont ceux dont nous endossons les costumes. Nous ne sommes pas gênés aux entournures, le rôle nous va comme un gant : Sempé se fait le metteur en scène d'un théâtre quotidien pour notre plus grand plaisir.

Au théâtre de la vie quotidienne, Sempé campe des situations humoristiques avec des personnages qui côtoient la réalité sans l'atteindre. Ils sont donc à côté et Sempé utilise ces décalages pour livrer situations humoristiques à foison. Très bon Sempé.

Délicieux Jean-Jacques Sempé qui ne lasse jamais, mais délasse toujours.

Beaucoup de saynètes dessinées, de petits sketchs ici scénarisés en 10 cases, comme si Sempé s'employait dans "Sauve qui peut" à mettre en image des gags de Charlie Chaplin (Charlot est d'ailleurs présent dans ces pages).

Les chutes sont aussi savoureuses que poétiques, tirent tantôt la larme, tantôt la langue et les zygomatiques, et la prose n'est pas en reste, en témoignent les citations extraites.

Tout le talent, l'humour et le regard acéré de Sempé.
Par contre, et comme on pouvait s'y attendre avec ses dessins fourmillants de détails, cette édition de poche fait perdre beaucoup au fil narratif, voire même à la saisie globale d'un dessin. Certaines BD supportent mieux une édition poche que d'autres. Par exemple, la Rubrique-à-Brac de Gotlib perd moins à ce passage au format poche.
Il reste le savoureux humour de Sempé dont on se régale.