Le hasard ( ?) a voulu que j'enchaine la lecture du livre d'
André Comte Sponville sur le matérialisme et ce livre de
Semprun. Un violent contraste dont le professeur de philosophie mondain ne sort pas vainqueur, enfin c'est un autre débat.
Mais il se trouve que dans son livre ACS à propos de
Marcel Conche met en avant l'interrogation « peut-on philosopher après Auschwitz ? ».
C'est précisément le fil d'Ariane le livre de
Jorge Semprun, plus précisément « comment vivre après Auschwitz ? » et il s'agit d'une interrogation existentielle pas d'une posture académique.
On rappellera que l'auteur résistant à 17 ans fut arrêté et déporté à Buchenwald en 1943 et ne dut son salut qu'au réseau des communistes internés qui de facto gérait des services stratégiques dans le camp.
Et tous ces instants où sa vie aurait pu s'arrêter, tous ces instants comme pétrifiés dans la destinée où le moindre grain de sable du sablier pèse trois tonnes.
A son arrivée au camp où il déclare être étudiant en philosophie et son interlocuteur lui sauve la vie en l'enregistrant sous une profession productive non sans avoir insisté, en vain, pour que de lui même
Semprun modifie sa déclaration.
Ou cette scêne irréelle, racontée dans « un beau dimanche », dans laquelle le SS abaisse son arme parce que
Semprun explique en allemand qu'il s'est écarté du chemin autorisé pour se recueillir auprès de l'arbre de
Goethe (qui était effectivement dans le camp mais ce n'était pas celui-ci…).
Une promiscuité avec la mort qui l'accompagne, ombre contre laquelle même le Faust de
Goethe n'aurait pu échapper.
Et puis la libération, acquise les armes à la main avant l'arrivée des soldats américains et ce face à face avec les libérateurs avec la terreur dans le regard de l'autre qui lui persuade qu'il n'est pas un rescapé. Il a échappé à la mort mais il est en fait un revenant. le regard de ses libérateurs notamment de ce jeune officier français, le précipite dans cette malédiction.
Cette malédiction se double d'une autre encore plus terrible l'impossibilité de raconter et d'écrire cette terrible vérité
« le mal n'est pas l'inhumain bien sur….ou alors c'est l'inhumain chez l'homme (…) il est donc dérisoire de s'opposer au Mal, d'en prendre ses distances, par une simple référence à l'humain, à l'espèce humaine… »
Impossible de raconter que la tradition philosophique, apprise au lycée Henri IV en classe d'école normale, où l'esprit domine le corps fait naufrage sous la torture où le corps devient un abominable étranger, un « alien », quand le corps au supplice de la faim vit sa propre vie avec ses exigences si loin de l'être.
Ce corps étranger quand on a 18 ans, qui devrait être flamboyant le transport de tous les embrasements et qui trahit.
Semprun a connu la vitalité sensuelle naissante racontée dans son livre «
Adieu vive clarté »
L'écriture ou la vie….ce sera pendant quinze ans le silence…les mots rappellent les abominations, les démons, les mots qui furent fatals à
Primo Lévi.
Ne pas écrire, ne pas parler, reste le regard qui effraie ou capture celui de certaines femmes. On frémit alors, ce regard « coupable » d'avoir vu le Mal, la condition humaine dans l'univers dantesque des latrines du camp, ou des malades contaminés, derniers refuges pour survivre à l'abri des kapos des gardes ; ce regard, pourrait être fermé à jamais comme celui d'Oedipe
Il fallait aussi vivre ce terrible tropisme envers le camp :
« Une peur abominable m'étreignait malgré la certitude déchirante de sa beauté. Toute cette vie n'était qu'un rêve, n'était qu'un e illusion .J'avais beau effleuré le corps d'Odile, la courbe de sa hanche, la grâce de sa nuque ce n'était qu'un rêve. (…) Tout était u rêve depuis que j'avais quitté Buchenwald, la forêt des hêtres sur l'Ettersberg, ultime réalité. » ;
Le combat de
Semprun pour l'écriture, une résurrection :
« Je payais cette réussite, qui allait changer ma vie, par le retour des anciennes angoisses »
Ce libre de
Semprun est un voyage au bout de nuit, une immersion dans la tragédie de la condition humaine mais c'est aussi un bouleversant hymne à l'écriture et à la vie.