La parution du tome 24 (la suite de l'aventure commencée dans le tome 23 : Mort sur le lac) ayant été reportée à de multiples reprises, je reprends mes critiques de cette série à rebours en partant de la fin. Aujourd'hui, le tome 19 : le voyage des cendres. Cet album nous entraîne dans une sorte de road movie à travers la Belgique. Un road movie glauque et désespéré, mais qui n'empêche pas l'humour flinguant tous azimuts, pas de doute, on est bien chez Canardo.
Un parrain de la mafia wallonne, Hector van Bollewinkel, un rigolo du genre à anéantir la camorra sicilienne toute entière par noyade dans la mayonnaise, instigateur d'une « mafia joyeuse et bon enfant », décide de mettre fin à ses jours pour échapper à l'humiliation dégradante d'une longue maladie. Ce faisant, il met au point une dernière farce, destinée à ses héritiers, en organisant sous la forme d'un jeu de piste le transfert de ses cendres vers une destination inconnue. La réussite de cette opération sera la condition sine qua non pour ses petits-enfants, Harry et Monica, de toucher l'héritage. Les jumeaux Harry et Monica sont les parfaites illustrations des ados têtes à claques, dignes rejetons amoraux et sans scrupules de leur grand-père mafieux. La veuve d'Hector, Marguerite, fait appel à son cousin Canardo pour véhiculer les bambins dans leur joyeux périple, car Joseph, le chauffeur attitré, vient malencontreusement de se faire exploser dans un attentat à la voiture piégée.
Première impression : les couleurs dominantes de l'album forment un camaïeu allant du gris déprime au gris cafard, soulignant la tonalité générale de l'album par une ambiance plombée. Il faut être Belge comme
Sokal pour oser à ce point l'autodérision. Car c'est bien à un parcours « touristique » de la Belgique auquel le lecteur est convié, jalonné à chaque étape par les idées reçues que l'on associe volontiers à la contrée d'Outre-quiévrain.
Assumant à fond son rôle de guide local,
Benoît Sokal aligne les clichés destinés à remplir son album : le climat (la pluie au début, le ciel systématiquement gris plomb ensuite) ; les moules-frites comme menu de base (page 11) ; la gouvernante flamande « qui ne plaisante pas avec l'éducation » (page 14) ; les terrils de Charleroi envahissant le paysage de façon caricaturale (page 16) ; l'Atomium de Bruxelles « fière et turgescente représentation du génie d'un pays » (page 38) ; et même, un couple de pédophiles tueurs en série « ouais, nous on aime les petits enfants » (page 30), lointains avatars des Dutroux et Fourniret, pour lesquels Canardo abandonne un instant sa dégaine à la
Peter Falk pour endosser un rôle de justicier qu'on aurait pu confier à
Charles Bronson. Vanter la culture belge ce niveau-là, ça frise à mon avis l'acte de contrition expiatoire.
Malgré le (ou grâce au) côté toujours aussi sombre du scénario, on rit beaucoup à la lecture de cet album, l'humour corrosif de
Benoît Sokal fait mouche une fois de plus. L'humour de
Sokal utilise ici plusieurs leviers : le contraste désopilant entre le langage ordurier des jeunes héritiers et les expressions châtiées et politiquement correctes de Frida la gouvernante qui tente systématiquement de corriger leurs excès ; les scènes d'action parodiant les films de genre : courses poursuites, fusillades, réunions au sommet des parrains… du « milieu » minier et rural ; les scènes que l'on peut qualifier d'érotiques qui se terminent invariablement par une partie de jambes en l'air dans les endroits les plus incongrus et procèdent souvent pour notre valeureux palmipède d'un effet d'aubaine…
D'album en album,
Sokal parvient à maintenir son style inimitable. Si le niveau varie parfois selon les albums, celui-ci reste un excellent cru. Des dessins précis servent une mise en scène nerveuse qui ne laisse aucun répit, un scénario bien écrit qui recèle quelques surprises, des dialogues ciselés et intelligents, de l'humour à revendre, que demander de plus ?... Ben heu… la sortie du tome 24, peut-être ? Comment ? En septembre ? C'est pour bientôt alors ?