Un été avec Homère

Héraclite : "Dieu est jour nuit, guerre paix, satiété faim." L'homme grec le sait : le monde se présente dans sa variété et il faut accepter ce manteau d'Arlequin Mieux vaut tout embrasser que tout vouloir séparer. Et reconnaître la diffraction du monde au lieu de chercher à unifier et, pis ! à tout égalitariser. (p. 154)

Notre siècle égalitariste s'intéresse aux revendication de l'ego. Bientôt, les spécialistes de l'Antiquité se demanderont si Homère était un écrivain transgenre. (p. 21)

L'écume efface tout, dans la bave de l'oubli.

Les lotophages offrent aux membres d’équipage une plante, le loto, « doux comme le miel ». Les marins sont conquis. Ce délice masque un poison car il vide l’homme de toute énergie, anesthésie la volonté, détruit la conscience. Il accoutume l’homme à flotter dans une semi-présence, agréable, stérile. Revient la mise en garde obsédante : ne pas succomber à l’oubli. Certains lettrés ont voulu deviner à quelle plante le loto faisait référence. Ces savants se trompaient de recherche car le loto métaphorise les occasions de nous détourner de l’essentiel. Après tout, les heures que nous passons, hypnotisés par les écrans digitaux, dispendieux de notre temps, distraits de nos pensées, indifférents à notre corps qui s’épaissit devant le clavier, ressemblent aux heures hagardes des marins d’Ulysse sur l’île empoisonnée. Les tentacules de la société digitale s’immiscent en nous. Ils nous arrachent à l’épaisseur de la vie vécue. Bill Gates et Zuckerberg sont les nouveaux dealers de loto.

"Il n'est rien de plus naturel à l'homme que de tuer." Cette phrase, sanglot d'un dieu tombant du haut de l'Olympe, est de Simone Weil. La philosophe appelait l'Iliade "le poème de la force". Son sentiment nous révèle une certitude (Homère ne l'aurait pas désavouée) : la guerre est notre grande affaire. Peut-être la plus vieille et la plus éternelle. On la croit endormie, elle se réveille. Les braises couvent sous les cendres de la paix. Et penser qu'une déflagration mondiale est "la der des ders" est probablement le souhait de conscrits embarqués vers le front qui prennent leur souhait pour une certitude et pèchent de n'avoir pas assez lu les fulgurances d'Homère.

L'homme est pathétiquement touchant. Il porte toujours sur les autres la lucidité qu'il ne possède pas à l'égard de lui-même.

Seul l'opiniâtreté triomphe des tempêtes. Seule la constance mène au but. Cet enseignement frappe la bannière homérique: la longueur de vue, la fidélité constituent les plus hautes vertus. Elles finissent par remporter le combat contre l'imprévu. Ne pas déroger, seul honneur de la vie.

Je crois à la perfusion de la géographie dans nos âmes. "Nous sommes les enfants de notre paysage", disait Lawrence Durell.

Le génie des lieux nourrit les hommes. . Je crois à la perfusion de la géographie dans nos âmes. " Nous sommes les enfants de notre paysage" disait Lawrence Durrell.

Ouvrir l'Iliade et l'Odyssée revient à lire un quotidien. Ce journal du monde, écrit une fois pour toutes, fournit l'aveu que rien ne change sous le soleil de Zeus: l'homme reste fidèle à lui-même, animal grandiose et désespérant, ruisselant de lumière et farci de médiocrité. Homère permet d'économiser l'abonnement à la presse. (p.10)