Les soldats sont repartis auprès de leurs fam
illes. Les champs de bata
ille du Pacifique retrouvent leur placidité séculaire, mais la guerre, étrangement, n'est pas finie. Plutôt, son onde de choc continue à se propager, des mois, des années même. Ainsi pourrait-on expliquer, par le grand courant de l'Histoire, l'histoire d'une vie sacrifiée, gâchée par les s
ilences et les orgue
ils des hommes. Ayako aurait pu naître dans une époque dorée, mais les circonstances de sa naissance et les hasards de sa vie la promettent plutôt à un destin littéralement tragique. A travers ce personnage,
Osamu Tezuka peint à traits précis, tel un Hokusa
ï littéraire, la fresque d'une époque, celle du Japon d'après guerre, pays ruiné qui devient pourtant, peu à peu, la deuxième puissance économique mondiale. Ce saut dans la modernité que fait le pays,
Tezuka ne le condamne pas, mais
il en dénonce l'immoralité.
A son retour de la guerre, Jiro Tengé retourne chez lui, dans le nord du Japon.
Il y retrouve la ferme fam
iliale, promise à son frère aîné, Ichiro. Sont présents également sa soeur, Naoko, son jeune frère, Shiro, mais aussi ses parents - et son père demeure le maître du domaine - ainsi que la petite Ayako. Celle-ci est née de l'union, sinon incestueuse, du moins lourdement immorale, entre Sué, la femme d'Ichiro, et le père de ce dernier. Jiro, par ses compétences et ses relations établies au sein de l'armée, trava
ille pour l'occupant américain. Ses missions l'amènent à éliminer un jeune homme du parti trava
illiste, lequel fréquente par a
illeurs Naoko. Surpris, dès le soir, par Ayako et une domestique de la fam
ille, à laver sa chemise tachée de sang, Jiro attire bientôt sur lu
i les regards soupçonneux de la police. Pour sauver l'honneur de la fam
ille, et sous l'égide d'Ichiro, Jiro est amené à disparaître, et Ayako, que Jiro n'a pas réussi à tuer, est condamnée à être enfermée vivante dans une resserre proche de la maison fam
iliale. Vingt-trois ans durant, Ayako vit ainsi, recluse telle une prisonnière que ne connaît bientôt plus l'état-civ
il japonais, tandis que la fam
ille Tengé, héritière de cinq cents ans de tradition seigneuriale japonaise, connaît les derniers remous de sa longue existence. le père, victime d'une attaque d'apoplexie, ne voit pas les errements et les compromissions des uns et des autres, et encore moins l'ultime explication qui unira dans la tombe ses quatre enfants légitimes.
Ayako est avant tout une histoire japonaise. le contexte historique et social est éminemment important pour comprendre l'oeuvre. A la sortie de la Seconde guerre mondiale, le Japon est ruiné et hum
ilié. Les soldats japonais demeurés prisonniers ne rentrent que de longues années après l'armistice, et l'occupant américain a mis en place une administration, sous la houlette du général Douglas McArthur, qui vise officiellement à instaurer la démocratie dans ce pays gouverné très peu de temps auparavant par une administration impériale. le pouvoir,
Tezuka le montre bien, appartient aux Américains, qui président aux grandes décisions de la vie politique, économique et sociale du Japon. L'exemple de Shimoyama est frappant. Ce haut fonctionnaire, président de la compagnie nationale ferroviaire, est chargé de licencier près de 90 000 cheminots au nom du gouvernement japonais. Refusant de se soumettre au diktat américain,
il meurt dans des circonstances mystérieuses, dont le modus operandi rappelle aux enquêteurs la mort du jeune leader du parti trava
illiste, placé sur la voie de chemin de fer par Jiro. La ferme fam
iliale que celui-ci retrouve a conservé sa structure ancestrale. Dominé par le chef de fam
ille, le domaine emploie des domestiques, et les décisions importantes - comme l'enfermement d'Ayako - relèvent cependant d'un conse
il de fam
ille élargi. Cellule close au monde extérieur, le domaine seigneurial répond cependant entièrement aux volontés du maître - ainsi celle de jouir du corps des femmes de son domaine, tel celui de Sué - qui en dispose comme
il l'entend : la soumission d'Ichiro à son père répond ainsi à l'assurance que le premier obtiendra du second d'hériter du domaine. S
i les signes de la modernité sont là - ains
i le jeune Shiro dont l'intelligence lui permet de s'opposer à ses frères et à son père -, tout fonctionne encore selon un modèle ancien. Cependant, les réformes agraires conduites sous l'égide américaine bouleversent les équ
ilibres sociaux et économiques traditionnels. Ains
i, les Tengé redoutent de tout perdre s
i les affaires louches de Jiro venaient à être connues. Ce sont donc deux éléments historiques de portée nationale qui précipitent le destin d'Ayako. Par la suite, le Japon connaît une embellie économique, due notamment à la guerre de Corée, laquelle fait des États-Unis un importateur de biens japonais pour sa guerre voisine. Jiro, devenu peu à peu l'un des pontes de la mafia locale, doit à cet essor économique sa propre réussite financière. Celle-c
i lui permet d'envoyer, mois par mois, de fortes sommes d'argent sur le compte bancaire d'Ayako, dans un souci de rédemption personnelle. Cela permet aussi au lecteur de s'apercevoir de la compromission générale de la classe politique japonaise issue de cette démocratisation forcée. Jiro, en tant que chef mafieux, corrompt de nombreuses têtes politiques pour assurer ses propres affaires.
Tezuka trace ainsi, à grands traits, près de vingt-cinq ans d'histoire japonaise contemporaine, de la défaite m
ilitaire à la construction d'un nouveau modèle politique et économique qui, malgré ses réussites apparentes, cache indignités et fourbes arrangements.
Afin de personnaliser son récit,
Tezuka choisit probablement ce qu'
il considère comme le symbole de l'innocence. Ayako, quatre ans au début du manga, semble une petite f
ille alerte, gaie, ignorante évidemment des laideurs du monde qu
i l'entoure. Tel le héros antique, elle est le jouet des machinations les plus diverses, et les personnages qui président à sa destinée sont pour elle tels des dieux, inaccessibles et omnipotents. F
ille de l'arrangement profondément immoral entre le père et Ichiro, Ayako est aussi celle du mensonge, qui vise à cacher ses origines à la petite société paysanne locale. Enfant préféré de son père, Ayako est le témoin gênant de deux événements : d'abord elle voit Jiro laver une chemise tachée de sang, puis elle voit la jeune Oryo, une adolescente déficiente qui s'occupe d'elle, être tué par Jiro et sa compagne espionne. Ains
i le premier personnage personnage décide du sort d'Ayako est Jiro, lui-même jouet des Américains et coupable d'une certaine imprudence ; c'est parce que Jiro attire le regard des enquêteurs de la police que la fam
ille Tengé décide du sort d'Ayako en conse
il de fam
ille et la condamne, presque unanimement (seul Shiro et Naoko se prononcent contre), à l'enfermement à vie dans une resserre de la propriété. Isolée des autres, isolée du monde, de la nature et de l'écoulement du temps, Ayako devient une femme étrange, ignorant tout de ses congénères, des bonnes manières ou même de la plus élémentaire façon dont
il convient de se comporter. Tout de l'homme lui est étranger, hormis le langage, maintenu vivace par Naoko puis par Shiro. A sa sortie de sa resserre, Ayako possède certes le corps d'une belle femme, mais son esprit est celui d'un animal domestiqué : apeurée par l'extérieur et prête à tout pour démontrer son affection, y compris à livrer ses charmes. Sa vision des rapports humains est si travesti qu'elle tente même d'apprivoiser Shiro et Jiro, ses propres frères, par ce moyen. Ayako est non seulement le jouet d'une histoire nationale qu
i la broie - le poids des réformes agraires tout comme la mainmise des Américains sur la vie politique et économique japonaise expliquent les choix de la fam
ille Tengé - mais aussi celui des volontés individuelles, qui voient en la petite f
ille frag
ile et surtout isolée le réceptacle de leurs désirs ou de leurs rages. Ainsi d'Ichiro qui condamne Ayako à l'enfermement pour se venger de la concupiscence de son père. Ainsi Shiro qui jouit des charmes de sa demi-soeur, reportant la responsab
ilité de cet inceste sur le dérèglement de sa fam
ille. D'autres essaieront aussi. Ainsi Jiro, prêt à tout pour survivre en tant que prisonnier de guerre puis prêt à tout pour ne pas répondre de ses actes, y compris à laisser le sort dune f
illette de 4 ans entre les mains d'un conse
il de fam
ille corrompu. Chacun semble ainsi vouloir décider de la vie d'Ayako, dépourvue de libre-arbitre, puisque, d'une certaine manière, elle n'appartient plus à l'humanité (ce qui est administrativement vrai, puisque l'état-civ
il la connaît décédée). Ayako pourvoit aux envies et besoins de chacun : l'héroïsme pour Shiro, la puissance du chef de fam
ille pour Ichiro, la satisfaction du désir sexuel pour le docteur, la rédemption pour Jiro, l'affirmation de soi pour le f
ils de l'inspecteur. Ayako révèle auss
i les faiblesses des uns et des autres, car aucune des personnes de son entourage n'a le courage de la libérer, ni même de prévenir quelque autorité. Tout se passe comme s
i les individus étaient eux-mêmes prisonniers d'une structure plus grande, ic
i la fam
ille, elle-même obligée de jouer serré dans la nouvelle société japonaise. le destin d'Ayako ne lui appartient pas ; du moins, jusqu'à la scène finale où, enterrée vivante avec les autres membres de sa fam
ille, elle révèle enfin sa puissance et sa liberté. Paradoxalement, cela se passe dans l'obscurité et dans un lieu clos, qui est le monde d'Ayako par excellence.
Ayako paraît donc comme une puissante fable morale, qui interroge durement non seulement le Japon, mais la société moderne. Cette modernité est imposée au Japon par la fin de la guerre. Vaincus, les Japonais doivent accepter les conditions des Américains, et la société japonaise bascule irrémédiablement dans l'ère de la démocratie, du consumérisme, et aussi de l'immoralité. S
i le sort d'Ayako suscite évidemment, pour peu que l'on ressente de l'empathie, de la compassion,
il décrit surtout la violence d'un système social qui, toujours, condamne les faibles et gratifie les forts. de ce point de vue là, la modernité n'a rien changé à la société traditionnelle japonaise. Certes, les Tengé ont perdu de leur superbe, mais
ils dominent toujours leur ancien monde. le faible, dans Ayako, a différents noms : ce sont les Japonais face aux Américains (y compris Jiro qui est leur obligé, ou Shimoyama), ce sont les domestiques, ce sont encore les femmes. Ayako n'est pas la seule à subir la volonté des hommes. Sué est donnée par son mari à son beau-père pour assurer l'héritage au premier. Naoko est renvoyée de la maison pour avoir osé aimer un homme et faire partie d'une organisation politique. Iba, la mère, est réduite au s
ilence malgré l'hum
iliation que constitue la naissance d'Ayako. Pis, elle l'accepte, et prend encore soin de son époux lorsque celui-ci est victime d'apoplexie. Les femmes, dans ce manga, ne sont n
i libres - ou alors, comme Naoko, à quel prix ! - ni entendues. Elles agissent selon la bonne volonté des hommes. C'est aussi à elles qu'Ayako doit son long enfermement, à elles qui se taisent quand l'horreur couve ici-bas. La modernité, en ce sens, est une farce, qui donne à croire que le destin de ces individus - les vaincus, les pauvres, les femmes - va changer. Elle l'est aussi quand elle prétend donner à ses actes l'apparence de la rectitude. le vainqueur dit toujours ce qui est bon, dit Shiro, mais l'adage est vieux comme le monde, et en réalité le droit - ou la coutume, dans l'univers fam
ilial - sert avant tout ceux qu
i le dictent. S
i la fin du manga augure de la fin annoncée de ce monde - tous meurent, gagné par la folie (Ichiro, déjà atteint depuis le meurtre de Sué), le désespoir ou, semble-t-
il, la marche de l'Histoire -
il n'est pas certain que les faibles, les malentendus, les marginaux, tirent enfin leur épingle du jeu. Ayako survit, apparemment, mais que devient-elle ? Peut-elle encore trouver sa place dans ce monde si dur ?
Osamu Tezuka ne répond pas ; là n'est pas son rôle, d'imaginer la société nouvelle qui, en utopie, serait sans doute parfaite. A la douceur promise, le mangaka préfère l'amertume assurée.