" C'est ça qui est incroyable dans le personnage de Robinson Crusoé, c'est qu'il parle à tous les hommes, quel que soit le point de vue sous lequel on l'observe : il y a le technicien et l'administrateur, il y a le colonisateur puis le poète, l'homme de l'île déserte, le philosophe de la solitude et il y a le lecteur de la Bible." (M. Tournier)
Les limbes, ce séjour des innocents avant la Rédemption, ce sont aussi cet espace improbable où Robinson plus tout à fait vivant n'est pas encore mort : un flottement, une suspension...
C'est donc l'histoire d'une âme errante que nous conte ce magnifique roman de Tournier qui, quelques années plus tard transformera l'essai en un intangible chef d'oeuvre, "
Vendredi ou la Vie sauvage", prouvant par là-même qu'il ne saurait y avoir de cloison entre la littérature jeunesse et la Littérature.
Semblable au Magnum Opus des alchimistes, le récit philosophique de cet homme qui s'apprivoise lui-même, passe par quatre étapes.
L'oeuvre au noir initie le roman qui voit Robinson, poussé par la solitude, se dissoudre (dans la souille, puis dans le coeur même de Speranza telle la fève dans son épiphanie).
L'insulaire se transforme en anachorète, c'est l'oeuvre au blanc par laquelle Robinson se purifie l'âme et le corps à travers le tamis de la Loi, celle de Dieu et des hommes.
Avec l'arrivée du sauvage Vendredi, c'est l'étape de l'oeuvre au jaune : la sublimation du héros qui devient maître de son île et de son serviteur.
Enfin, l'oeuvre au rouge, après la destruction de l'ouvrage de Robinson par l'indomptable Vendredi, ouvre une longue période, intemporelle, sous le signe du soleil. Chaque jour est une héliophanie (merveilleux néologisme de Tournier) célébrée par le "mercure" Robinson et le soufre "Vendredi", dans une union chaste mais féconde.
Le style de l'auteur est rêche, rocailleux et exige du lecteur une profonde attention (surtout le "Log-book" de Robinson, journal de bord philosophique d'un homme livré à lui-même). Mais les fusées poétiques de Tournier font mouche : comment rester insensible aux mandragores de la combe rose, à la harpe éolienne, aux flèches qui ne trouvent jamais le repos ou à la chute du cèdre, roi de l'île ?
Un roman inoubliable !
(à M. Hémery)
Lien :
http://lavieerrante.over-blo..