Multiples sont les raisons pour lesquelles les représentations des Juifs - ou, plutôt, les représentations des manières supposées qu'avaient les Juifs de gérer l'argent - ont captivé l'esprit d'auteurs de tendances les plus diverses. Mais toutes ces représentations ont une prémisse commune : le postulat voulant qu'historiquement les Juifs opèrent au sein du marché selon des traits qui les définissent en dehors du marché. La discussion portait tout au plus sur la nature de ces traits et sur le point de savoir s'ils étaient immuables ou modifiables ; c'est ce qui explique que nous ayons rencontré une pluralité d'images de Juifs et de leur rôle économique, même si la figure de l'usurier retors se cachant derrière une honnête façade, prêt à exploiter de bons chrétiens crédules, a prouvé son insidieuse persistance. La pérennité de ce type est une indice de l'attractivité - mais aussi de la fragilité - du fantasme selon lequel la sphère du marché, avant de prendre et après avoir pris le nom de "capitalisme concurrentiel", serait une zone neutre, non perturbée par les influences extérieures, dans lesquelles ne se rencontrent et ne s'affrontent que les forces générées par les échanges commerciaux.
Tous les auteurs que nous avons rencontrés dans le cadre de cet ouvrage ont eu affaire à des variantes de la même question : en quoi les hiérarchies juridiques, économiques et symboliques qui précédent l'instant où des étrangers s'engagent dans une transaction économique influent-elles sur les résultats de cette transaction? Au cours du XVIIe siècle, certains gouvernements européens accordèrent aux marchands juifs le même traitement qu'aux sujets locaux et aux autres marchands chrétiens dans leurs transactions commerciales. Plus tard, l'émancipation leva toutes les restrictions légales pour les (seuls) hommes. Bien que différent l'un de l'autre, ces deux moments historiques produisirent une structure sociale plus égalitaire, dans laquelle les Juifs, au moins en tant qu'acteurs économiques, purent interagir avec le reste de la population sur un pied d'égalité juridique. Pourtant, dans l'imaginaire collectif, ils restèrent par réflexe prisonniers des grilles rhétoriques traditionnelles, ce que les as privés du plein exercice de ces formes de coexistence et ce qui démontre donc les limites du marché comme moteur de tolérance et d'égalité. En définitive, c'est bien pourquoi la facilité avec laquelle les Juifs ont été perçus comme à la fois invisibles et repérables, marginaux et omnipotents, doit intégrer l'analyse de l'essor du capitalisme occidental.