L'inconvénient lorsque l'on est un lecteur retraité-petit-budget, c'est qu'on ne peut pas s'autoriser la lecture de tous les bons livres qui sortent au moment où ils sortent.
L'avantage - puisqu'une grande partie de nos vies est consacrée à compenser nos manques -, c'est, en ce qui me concerne, de pouvoir lire un peu de nouveau, davantage de moins nouveau, et beaucoup d'ouvrages multigenres et "a-temporels".
C'est aussi lorsqu'on a affaire à un roman "sociétal" comme -
Les choses humaines -, l'effet "radioscopie", comme aurait dit
Jacques Chancel, et le bénéfice comparatif qu'offre le recul du temps.
Roman sociétal donc.
La genèse de ce livre, comme le raconte
Karine Tuil, son évènement déclencheur, c'est en 2015 aux États-Unis "L'affaire de Stanford", dans laquelle une jeune femme accuse un étudiant de Stanford de l'avoir agressée sexuellement derrière une benne à ordures au cours d'une soirée festive.
En 2016 se tient le procès qui voit "l'agresseur", reconnu coupable des faits, condamné à six mois de prison dont trois mois fermes.S'ensuit un tollé, féminin dans sa grande majorité, les femmes reprochant un verdict inique car trop clément pour le coupable et ne rendant pas justice à la victime, à son traumatisme et à sa vie brisée.
Karine Tuil, marquée par cette affaire, décide de travailler sur le sujet et d'en faire la matière d'un roman.
Son angle d'approche choisi étant de donner la parole à l'homme, à celui qui est soupçonné d'avoir commis l'agression, elle va s'emparer du sujet, le rendre réaliste, crédible en fréquentant pendant deux ans le Palais de Justice, en assistant à des procès pour viol aux assises de Paris, en ayant accès à de nombreux documents ( PV d'audition(s) et PV de police...), et ce faisant, maîtriser toute la mécanique judiciaire qui va du dépôt de plainte jusqu'au procès.
Au passage, c'est la partie du livre la plus tonique, la plus intense, la plus haletante, la plus touchante ; deux années de formation plus que payante !
Entretemps le réel s'invite dans le roman à travers " l'affaire Weinstein ", la révolution #metoo, la parole qui se libère avec les conséquences dont nous avons toutes et tous été les témoins.
Karine Tuil se sert donc de tous ces évènements, de tous ces bouleversements sociétaux pour réfléchir sur les femmes, leur condition en cette deuxième décennie du vingt-et-unième siècle.
L'histoire, c'est celle de " la comédie humaine " version années 2000, qui met en scène un couple de pouvoir : Jean et Claire Farel.
Lui, c'est une espèce de " PPDA" qui se serait élevé à la force du poignet, un autodidacte forçat du travail. Devenu un grand journaliste, il anime une matinale à la radio, une émission politique à la télé, quand il ne présente pas un Journal.
Il a soixante-dix ans, a peur de vieillir et fait donc tout pour " rester jeune ".
Célèbre depuis quarante ans, il s'accroche à son miroir aux alouettes, prêt à lui sacrifier tout le reste.
Elle, a un peu moins de trente ans que lui. C'est une essayiste reconnue pour ses engagements féministes.
Moins sur le devant de la scène que lui, ils forment un couple " people ", pourrait-on dire.
Ils ont un fils de vingt-et-un ans, Alexandre, brillant étudiant à Stanford Californie.
En apparence, " une famille formidable ".
En réalité, une entente et un bonheur de façade.
Jean a une double vie depuis vingt ans avec Françoise, une journaliste de son âge, à laquelle il promet régulièrement le mariage...et qu'il aime en dépit de ses nombreuses incartades ; un jeu de la célébrité auquel il se prête comme à celui des autographes ou des selfies...sans plus...
Claire de son côté est follement amoureuse d'Adam, professeur de français de son âge dans une école juive, marié et père de deux filles.
D'ailleurs, Claire et Jean sont séparés depuis un an.
Jean vit dans un de ses appartements.
Claire habite un appartement modeste avec Adam, séparé de sa femme exilée aux USA avec sa fille cadette ; l'aînée Mila cohabitant avec son père et sa presque belle-mère.
Jean et Claire vont une dernière fois donner à ce que fut leur couple l'occasion d'une ultime représentation par l'entremise d'une réception à l'Élysée au cours de laquelle le grand journaliste est fait, par le Président en personne, grand officier de la Légion d'honneur.
Alexandre est présent à la cérémonie, cérémonie qu'il quitte pour se rendre chez sa mère où se trouvent Claire et Mila.
Alexandre s'ennuie et prétexte une soirée d'étudiants pour leur fausser compagnie.
Claire pousse Mila à accompagner son fils.
Mila accepte sans réelle envie et se retrouve au milieu de jeunes gens qui lui sont étrangers.
L'un des jeunes étudiants propose un jeu : séduire une jeune femme que le hasard a désignée et pour preuve de sa réussite, il devra ramener la petite culotte de la demoiselle en guise de trophée.
Celle que le hasard a désignée pour Alexandre n'est autre que Mila...
Une coupe de champagne, un joint, une promenade et le lendemain Mila accuse Alexandre de l'avoir violée dans un local à poubelles.
Dès lors, pour chacun des protagonistes commence une longue descente aux enfers, un chemin de croix pavé des plus mauvaises intentions.
Comme dans beaucoup d'histoires de ce genre,
Karine Tuil plante d'abord son décor, expose ses personnages avant de les faire basculer dans le drame.
L'exposition est réussie tant sur la forme que sur le fond.
J'avoue avoir cherché qui pouvait être derrière chacun d'entre eux... à commencer par Jean, naturellement.
L'histoire se déroulant, j'ai fini par me dire qu'en fait il y avait certes des inspiratrices ou des inspirateurs derrière les uns et les autres, mais qu'en définitive leur rôle consistait à porter les masques de ceux qui font vivre cette comédie humaine dans laquelle nous sommes entraînés.
Le procès ou plutôt la séquence qui va de la garde à vue jusqu'au procès, est comme je l'ai dit précédemment une réussite exemplaire.
Pas de décors en carton-pâte, de la chair, du vivant, du " vécu " ou du parfaitement maîtrisé.
L'opposition, la confrontation, le narratif de Mila, jeune fille vulnérable, portant le traumatisme de ces élèves de l'école juive Ozar Hatorah, victimes de l'attentat terroriste perpétré le 19 mars 2012 par Mohammed Merah... " c'était un calme assourdissant, un calme qui hurlait ", Mila qui n'a pas pu se reconstruire quand ses parents ont quitté la France pour Israël...Israël qui n'a pas su les accueillir... Mila qui après leur retour en France a mal vécu la séparation de ses parents, l'éclatement de sa famille, l'installation de sa mère aux États-Unis, cette mère qui se cloître de plus en plus dans le religieux. Mila perdue qui est venue habiter chez son père et la mère de celui qui...
Le narratif d'Alexandre, fils de l'élite bourgeoise, enfant aimant mais mal aimé par une femme ne sachant pas ou n'étant pas prête ou faite pour ce rôle, par un père porteur d'une violence héréditaire, léguée par une mère polytoxicomane et prostituée... assassinée par un mari délinquant davantage présent au parloir que chez lui. Aimant mais mal aimé, Alexandre vit la pesanteur de l'enfance et la solitude affective. Puis Alexandre devenu étudiant convoité par les chasseurs de têtes, ces débusqueurs de talents, Alexandre chouchou de ces dames sur les réseaux sociaux, mais Alexandre qui a fait une tentative d'autolyse pour cause de "dé-pression ", Alexandre qui ne s'est pas remis d'une histoire d'amour passionnel, Alexandre qui est persuadé de ne pas s'être bien comporté, d'avoir blessé Mila... pas de l'avoir violée...
Leurs narratifs qui se font face, ce face à face irrésolu est " tripal ".
Ce drame ou ces drames brillamment restitués par
Karine Tuil nous offrent une radioscopie balzacienne sans complaisance sur l'état de notre société.
Certes il y a la force toxique (?) des réseaux sociaux, des médias face auxquels la justice peut être fragilisée, détournée, influencée.
Il y a les hommes, les hommes de pouvoir et les autres.
Et puis il y a les femmes.
Une des grandes réussites de l'auteur, c'est de les avoir fait vivre, fait dire à travers la jeune Mila, à travers Claire la femme mûre et à travers Françoise la femme vieillissante et malade...un trio, un panel de choix.
Un drame de la comédie humaine dans lequel les humains ( y est recensé l'essentiel de ce qui les anime ) jouent parfaitement la comédie.
Un livre très prenant, d'une grande qualité de pensée et d'écriture.
Un livre où les failles sont à rechercher, le cas échéant, uniquement du côté du lecteur...