Elle n’avait pas beaucoup d’amis. Sa nature discrète et parfois anachronique l’éloignait des gens de son âge : elle ne dansait pas, n’allait jamais en boîte, ne faisait jamais la fête, allait rarement au cinéma, excepté pour emmener ses neveux voir les derniers dessins animés. Tout juste acceptait-elle d’aller boire un café de temps en temps, et encore ! Mariana avait raison : elle était ennuyeuse. Ennuyeuse à mourir avec des idées d’un autre temps. Elle avait beau se morigéner, se dire que ce n’était là qu’un baiser et que dans le Vale des filles de dix ans ses cadettes étaient beaucoup plus dégourdies qu’elle, elle savait que Jules se rendrait compte bien vite de son inexpérience et de ses craintes.
Dès la nuit de noces, si toutefois ils arrivaient jusque-là.
D’Jamila l’observait, un sourire mi-amusé mi-attendri sur ses lèvres. Cette dernière était davantage l’amie de Mariana que celle de Jade, mais elle acceptait les particularités de la jeune femme avec un brin de taquinerie et énormément de bienveillance.
— Si tout se passe bien, c’est mon futur mari, lâcha Jade.
Les yeux de D’Jamila s’écarquillèrent. À part à sa famille, Jade n’avait raconté à personne qu’elle s’était inscrite dans une agence matrimoniale.
Elle était toujours entourée de petits de tous les âges, elle les adorait et ils le lui rendaient bien. Parfois son pragmatisme lui rappelait qu’elle avait encore le temps de fonder sa propre famille, ce qui lui permettait de patienter, mais il suffisait d’un geste de ses neveux ou d’une visite chez D’Jamila pour que ses désirs les plus profonds remontent à la surface. Peut-être qu’à Paris, loin de tous ces bambins, ses ovaires l’embêteraient moins ?
Parfois, je me demande comment deux personnes aussi différentes ont pu faire un mariage aussi heureux, dit-elle distraitement. Notre mère était très traditionnelle, très pieuse. Pour elle, les femmes avaient leur place bien définie dans la société et dans la famille, et notre père était le maître à la maison. Elle n’aurait pas supporté qu’une de nous se comporte mal à l’école, et être convoquée par le directeur était l’une de ses plus grandes craintes. Enfin, surtout en ce qui me concernait. Ma sœur a toujours été sage comme une image, ennuyeuse de perfection.
Elle n’était pas jolie : son visage triangulaire, ses yeux en amande d’un vert spectaculaire, son nez mutin et sa bouche en forme de cœur lui évoquaient un chat ; ses longs cheveux noirs étaient serrés dans une tresse et des mèches frisottaient autour de son visage. Elle portait une longue robe printanière blanche brodée de roses et au cou une chaîne d’or d’où pendait une croix ; plusieurs bracelets fins tintaient à son bras droit. Son style était à des milliers de kilomètres de celui des filles qu’il avait rencontrées dans la journée.
Il avait envie de l’attirer à lui, mais se retint. Il n’avait jamais été lent avec ses femmes ou ses maîtresses, il avait passé la nuit avec Ghislaine le soir même de leur rencontre. Le rythme que Marta lui imposait à son insu lui était inconnu, elle l’obligeait à valser alors qu’il était habitué à la salsa. Il avait à peine eu droit à un baiser sur la joue, au chatouillement de son parfum de roses. C’était grisant, c’était frustrant, il avait tellement envie de plus!