Certains auteurs de « romans historiques » semblent oublier que dans ces deux termes le premier est… primordial. Coller à tout prix à la « réalité » historique en succombant au besoin de se référer à des personnes réelles ou en alourdissant le récit de lieux et de dates, est une louable et honnête intention. Intention qui, hélas, provoque chez le lecteur pas forcément enclin à apprécier cette discipline un désintérêt compréhensible.
Le premier intérêt de ce livre est d'être, avant toute autre considération, un excellent roman. Un signe ne trompe pas : le lecteur a hâte de connaître le destin des protagonistes avec une mention particulière pour celui de Cora, jeune esclave de 16 ans, qui est la pierre angulaire de cette réflexion instructive et originale sur l'esclavage aux Etats-Unis.
La construction narrative, parfois déconcertante par ses retours en arrière ou ces changements brusques de lieux, éclaire d'autres parcours : des esclaves, des affranchis, des propriétaires esclavagistes, des abolitionnistes…
Dans « Roman historique », il y a donc aussi l'adjectif « historique » et là, «
Underground railroad », franchit une nouvelle dimension. Bien sûr, 15 ans d'enseignement à la Réunion, des heures d'écoute de la « Fabrique de l'histoire », des cours à la fac, un président de jury du Capes qui s'appelait
Pétré-Grenouilleau sont autant de facteurs qui contribuent probablement à mon enthousiasme.
Ce qui est particulièrement bluffant dans ce livre est que Whitehead prend comme point de départ à son approche sur l'esclavagisme étatsunien du début du XIX° siècle, l'existence d'une ligne de chemin de fer souterraine. Or, dans la réalité, ce terme de « railroad » est une image, un surnom donné à un réseau, bien réel lui, qui permit à quelques milliers d'esclaves de se soustraire de leur servitude. Ce procédé presque loufoque met en valeur l'absurdité de l'esclavage. L'esclavage, dont l'auteur souligne au passage qu'il est un système issu de la première mondialisation. Certes, cette prédation humaine existait avant mais la traite connut un développement exponentiel et concerna une grande partie de la planète suite à la découverte du « Nouveau Monde ». Comme d'autres auteurs avant lui, Whitehead, compare cette prédation humaine à une forme de capitalisme exacerbé, une honteuse course aux profits avant que l'expression ne fasse florès. Aujourd'hui, en achetant nos tricots de peau à 4€, ne sommes-nous pas les complices involontaires de prédateurs qui exploitent des travailleurs pauvres du tiers-monde ? Ils sont mieux traités que les esclaves ? Peut-être ! Mais, sur l'échelle des droits de l'homme, ils n'ont gravi que peu de barreaux, tandis que nous avons insolemment franchi plusieurs étages…
En jouant ainsi sur ce terme d'
Underground Railroad, l'auteur veut peut-être également se moquer de cette propension américaine à la naïveté, à la pensée magique, au mysticisme. L'esclavage n'est pour Whitehead qu'une tragique dérive de la « Destinée manifeste », le noir asservi n'étant dès lors que le descendant de Cham, le fils maudit de l'humanité. En rappelant la violence originelle des colonisations latines puis anglo-saxonnes sur ce continent, Whitehead s'interroge sur la persistance de mécanismes d'oppression et de racisme au XXI° siècle. Au pays des suprémacistes, ce roman a d'étranges échos.
Heureusement que chez nous, patrie
De Voltaire et d'Hugo, nous savons accepter l'étranger quelque soit sa religion ou la couleur de sa peau, qu'il soit puissant ou misérable, qu'il arrive en Bentley ou qu'il vienne à la nage !