Oeuvre panégyrique dédiée à la violence endurée par les afro-américains et à la résistance qui s'est progressivement mise en place contre l'oppression esclavagiste aux Etats-Unis,
UNDERGROUND RAILROAD est un roman admirablement construit autour de la traque d'une jeune esclave, Cora.
Nous suivons son parcours depuis les plantations de coton de la Géorgie qu'elle décide de fuir, comme sa mère l'avait fait avant elle, espérant comme tant d'autres pouvoir réussir à atteindre les Etats du Nord et la liberté. Au cours de ce périple parsemé de dangers et d'épreuves, l'auteur nous fait découvrir en même temps la réalité et la cruauté du système esclavagiste américain dans ses diverses déclinaisons, suivant notamment les règlements particuliers de chaque Etat de l'Union parcourus par son héroïne dans sa fuite éperdue.
Récit s'appuyant à la fois sur des témoignages et des documents historiques, mais également sur l'imaginaire de l'auteur, ces deux éléments ne cesseront de se conjuguer dans le développement d'une intrigue qui revêtira au fur et à mesure, on le comprendra, des aspects de plus en plus épiques.
UNDERGROUND RAILROAD pourrait de ce fait, au départ, dérouter quelque peu le lecteur. Ainsi, le « réseau souterrain » d'aide aux esclaves du Sud voulant fuir vers le Nord, surnommé à l'époque « chemin de fer souterrain », ayant donc existé historiquement et donnant son titre au livre -et que le lecteur découvrirait peut-être ici pour la première fois-, se transformera dans
UNDERGROUND RAILROAD en un vrai chemin de fer souterrain, avec de vrais tunnels s'étendant entre la Floride et l'Indiana, de vrais quais et de vrais wagons ! Ces juxtapositions seront nombreuses au fil du récit à questionner le lecteur sur leur véracité historique, que ce soit la description de l'expérience communautaire de la «Valentine Farm» dans l'Indiana, par exemple, ou encore la « solution » qui aurait été imaginée et mise en place par les responsables politiques de la Caroline du Sud pour supprimer progressivement et « en douceur » toute la population noire sur leur territoire... Quid en fin de compte, me suis-je rapidement demandé, de la réalité historique ou de la pure fiction dans cette affaire ?
Complètement captivé néanmoins par la puissance évocatrice du style déployé par l'auteur, j'ai rapidement laissé tomber toute considération de cet ordre, m'abandonnant tout simplement au souffle du récit et à la force des images et des sentiments suscités par cette lecture. Marquée par une sorte de « sécheresse » émotionnelle, d'aridité stylistique, comme si la narration elle-même s'était anesthésiée par tant de souffrances physiques et morales, sublimée la plupart du temps par une économie de moyens et par une poésie comme « taillée à la serpe », la prose de
Colson Whitehead réussit magistralement, grâce à un tour de force purement littéraire, à transcender l'histoire elle-même pour mieux nous révéler toute l'ampleur de la souffrance qui a été infligée aux esclaves afro-américains et pour mieux nous faire éprouver, de manière plus large, l'oppression, le sentiment d'humiliation, ainsi que la haine qui en découle, ressentis par des êtres humains qui, « chosifiés » par d'autres, se voient réduits à des « marchandises » monnayables et interchangeables.
« Southern trees bear a strange fruit
Blood on the leaves, and blood at the root
Black body swinging in the Southern breeze…”
“Les arbres du Sud portent un étrange fruit
Du sang sur les feuilles, et du sang aux racines
Un corps noir oscillant dans la brise du Sud... »
La chanson « Strange Fruit », dans la voix de
Billie Holiday, mais surtout et personnellement, dans celle de
Nina Simone, résonne maintenant d'échos nouveaux pour moi, et restera désormais étroitement reliée au souvenir de cette lecture.