Était-ce ça de sortir de l'enfance ? Découvrir la laideur de la société avant d'y être sauvagement projetée ?
Nous avons tous besoin des autres et tant pis si ceux qui nous soutiennent ne sont pas nos parents. Les miens, je les ai perdus définitivement le jour de ma fuite. La perte est immense, douloureuse et pourtant moindre que de se perdre soi-même.
Depuis des générations, c'est toujours la même histoire, un vieux conte poussiéreux que les hommes comme les femmes ici nomment la tradition. La fille nubile est mariée sans limite d'âge quand son père le décide. Pour moi, cela signifie à quatorze ans. Pour d'autres, c'est seize, douze, dix ans, parfois moins. Ensuite, toute la communauté veille à ce qu'elle soit vierge avant d'être offerte à son mari le jour du mariage. Il ne faut pas qu'on me touche, pas qu'on me voie, pas qu'on m'abîme. Ils pensent me protéger, alors qu'ils me tuent. Au nom des traditions, ils me tuent.
Je suis convaincue que le monde m'appartient. J'ignore encore que je me trompe et que c'est moi qui, depuis ma naissance, lui appartiens.
Je porte pour l'occasion ...le collier de mariage que ma mère m'a offert. Le sien. Celui qu'elle avait reçu de sa propre mère et ainsi de suite depuis plusieurs générations. In collier de chien. Un collier de servitude, transmis de mères en filles nubiles.
...j'ai ouvert la fenêtre qui donne sur la planète et je me suis fait la promesse de ne jamais laisser personne la refermer. Je suis une fille éclairée et jamais je ne pourrai vivre dans l'obscurité. Ma tête a dit non, mon corps a dit non. Mes rêves ont dit non.
- On a toutes des attaches ici, je lui rétorque froidement, mais quand les liens se font menottes, il faut s’échapper.
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Un jour, moi aussi, c'est sûr, j'y participerai à ce grand progrès national. On aura des réfrigérateurs, on aura des pompes électriques pour puiser l'eau et arroser nos champs, on aura le wifi partout et on pourra construire des hôpitaux, des collèges, des bibliothèques et des universités. Un jour notre pays aura un avenir qui ne dépendra plus des autres. Il ne fera plus pitié et permettra aux jeunes de vivre sans tendre la main, de vivre chez eux, sur leurs terres sans rêver de partir loin.
j'essore, j'essore tout ce qu'il y a dans mon panier. Je me défoule sur le linge pour faire taire ma colère. L'homme sur la photo a au moins deux fois notre âge et son regard est dur, sévère, terrifiant.
En rentrant du collège, ce jour-là, assise sur la mobylette d'oncle Blabla, même si j'ai mal aux fesses et que le chemin n'en finit pas sous le soleil qui devant nous rougeoie, je suis convaincue que le monde m'appartient. J'ignore encore que je me trompe et que c'est moi qui depuis ma naissance, lui appartiens.