Qui est Abel Garçault, auquel cette enquête journalistique méticuleuse rend hommage ? Ceci : « Abel Garçault est tombé à Poperinge à la fin de l'année 1914, sous les balles des soldats défendant le même drapeau que lui. Il fait partie des quelque 600 à 700 fusillés pour l'exemple de l'armée française. » Fusillé en présence de camarades et par d'autres camarades, le coup de grâce étant donné dans la tête…
Autrement dit, ce jeune homme de vingt ans est un tabou qu'on lève à peine depuis quelques années. Il suffit, pour s'en rendre compte, de savoir que le film de Stanley Kubrick Les sentiers de la gloire, sorti en 1957 et qui traite de ce sujet, ne fut visible sur les écrans français qu'en 1975, suite à des pressions très fortes pour son interdiction.
Dans « la France d'avant la guerre [qui] vit dans l'idée fixe de la revanche », Abel, dans son Indre natale, reçoit un enseignement qui va dans ce sens. Autrement dit, la guerre l'attend de pied ferme, comme des millions d'autres Français ; même s'il n'aura qu'une préparation militaire de deux mois, n'ayant pas encore effectué son service militaire quand le conflit se déclare.
Avec la justice militaire d'alors on croit revivre les temps du tribunal révolutionnaire : « L'ultime conviction suffit » pour condamner un homme. Fouquier-Tinville aurait été fier de ces tribunaux d'exception ! Et parmi ces nouveaux héritiers du sinistre accusateur public – dont on peut voir les charniers qu'il a remplis, dans le cimetière de Picpus à Paris –, il y a André Mornet, « magistrat implacable dans la chasse aux “traitres à la Patrie” » ; hypocrite au point de servir sous Vichy et faire condamner plus tard Laval et Pétain. Notons que ce « cher » Mornet a participé à l'élaboration du Statut des juifs, texte assez immonde qui scella le destin de milliers d'hommes, femmes et enfants…
Revenons à Abel… En décembre 1914, il est suspecté d'automutilation et condamné à mort sans preuves solides. Mais il viendra hanter la conscience de ses accusateurs, sauf le médecin-major Lannou, pourtant à l'origine de tout puisque c'est lui qui demandera une enquête dont l'issue sera le peloton d'exécution.
Grâce au travail méticuleux de
Bruno Mascle se dessine un portrait digne et attachant d'Abel. Les lettres adressées à sa famille et sa fiancée par le prête Jean-Baptiste Laffitte, qui l'a confessé avant son exécution, sont de ce point de vue admirables. C'est ce même prêtre qui mènera le combat de la réhabilitation d'Abel, dont les parents ne sauront que tardivement les causes de la mort.
Mais si Abel Garçault et Louis Chochoi – fusillé en même temps que lui – sont réhabilités en 1925, combien d'autres attendent de l'être ? Que dire lorsqu'on lit ce que nous rapporte plus loin l'auteur, à savoir un soldat qui refusait de se lever d'un champ criblé de balles dans la tête sur ordre d'un général commandant ? Ne mérite-t-il pas une réhabilitation, même tardive ? Idem pour les mutilés de 1917, ces hommes étaient courageux mais épuisés. Qu'importe, il fallait encore et toujours faire des « exemples » : « Sur les 600 700 fusillés aujourd'hui recensé, seule une cinquantaine ont effectivement été réhabilités. »
Quel cynisme, au passage, que cette expression abjecte « fusillé pour l'exemple » ; comme si on pouvait tirer un quelconque enseignement de l'exécution d'un gamin de vingt ans, « d'extraction extrêmement modeste », courageux qui plus est, qui cria « Vive la France ! » jusqu'au dernier souffle. Fusillé qui n'eut pas la chance de s'appeler Nivelle par exemple, ce général qui commit le carnage du Chemin des Dames et n'en reçut qu'une légère disgrâce. Il serait d'ailleurs temps que la France, au lieu d'aller s'inventer des crimes à sens unique de par le monde, reconnaisse au moins officiellement celui de certains généraux de 1914-1918.
C'est donc l'histoire d'un gâchis immense que nous raconte avec une nécessaire empathie rétrospective
Bruno Mascle.
Enfin, rendons à
Pagnol ce qui est à
Pagnol, et lorsque l'auteur parle de ces soldats qui meurent « la tête couchée sur des herbes dont ils ne connaissent même pas les senteurs », souvenons-nous de ce pauvre Lili des Bellons dont « en 1917, dans une forêt du Nord, une balle en plein front avait tranché sa jeune vie, et il était tombé sous la pluie, sur des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms » (Le Château de ma mère)…
(Remerciements aux éditions
La Bouinotte pour le présent ouvrage et à Babelio)