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Roger Caillois (Traducteur)
EAN : 9782070328291
398 pages
Gallimard (13/01/1994)
4.32/5   332 notes
Résumé :

SPINOZA
L'ÉTHIQUE

La réflexion suit un cheminement qui part de Dieu pour aboutir à la liberté et la béatitude. Son projet relève ainsi de la philosophie pratique car le philosophe invite l'homme à dépasser l'état ordinaire de servitude vis-à-vis des affects pour s'émanciper et à connaître le bonheur au moyen d'une connaissance véritable de Dieu, identifié à la nature, et de la causalité. Il récuse la notion de libre-arbitre, conjuguant ... >Voir plus
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L'Ethique de Spinoza ne m'intéresse pas particulièrement pour la rigueur de ses démonstrations, qui n'est plus à prouver. Sa construction donne l'impression de feuilleter un ouvrage de sciences mathématiques, axiomes, démonstrations, corollaires, scolies et lemmes en furie. Hélas, comme tout ouvrage scientifique, ses limites transparaissent dès lors qu'on remet en question le moindre axiome innocent. Exemple de l'un parmi tant d'autres : « D'une cause déterminée donnée, suit nécessairement un effet, et au contraire, s'il n'y a nulle cause déterminée, il est impossible qu'un effet s'ensuive ». Le même scepticisme a déjà pu nous faire passer de la géométrie euclidienne à d'autres géométries non linéaires et on comprend bien que dans le domaine des sciences, aucune valeur sûre ne peut être affirmée. C'est pour cette raison que je suis passée d'une proposition à une autre avec peut-être un peu plus de légèreté que toute lecture conscience de L'Ethique aurait exigé. Et pourtant… je pense être aussi convaincue que l'exégète le plus minutieux de l'oeuvre de Spinoza.


Le style austère et répétitif de l'écriture peut mettre à distance le lecteur dans un premier temps puis devenir ensuite le meilleur atout de l'Ethique. La répétition a du bon et permet aux concepts de s'inscrire progressivement dans notre esprit, d'autant plus que les phrases sont composées de mots simples. La seule difficulté provient peut-être du déploiement logique des propositions et du niveau d'abstraction qu'elles suggèrent. La décomposition du texte en axiomes, propositions et autres démonstrations peut sembler peu attrayante mais cette forme permet en réalité la concision et débarrasse l'auteur comme le lecteur de toute tentation de laisser s'échapper un fragment de passion.


Et pourtant… Malgré sa volonté d'être un ouvrage purement rationnel, L'Ethique laisse apercevoir l'âme d'un homme si passionné qu'il a cherché à tuer la fougue et l'immodération par la passion de la raison. Ainsi, Spinoza classe les sentiments, les actes et –plus grossièrement- les hommes en deux catégories, selon qu'ils sont dominés par l'une ou par l'autre de ces qualités : la passion/passivité ou l'action/activité. La démonstration est bien sûr extrêmement rigoureuse et je ne prétendrais pas la résumer, car elle constitue l'ouvrage même en tant qu'aucune proposition ne peut être ôtée sans ébranler la totalité de son édifice. Plusieurs concepts nécessitent toutefois d'être évoqués. Ainsi une nouvelle définition de Dieu, envisagé comme le Tout que nous pourrions également appeler Nature (faut-il rappeler que Spinoza a eu le courage de penser ceci au 17e siècle dans un contexte religieux particulièrement féroce ?), un Dieu qui ne serait plus un être désirant formé à notre image mais un Dieu prouvant sa puissance et sa perfection par le seul fait d'être. Aucune meilleure définition pour traduire ce concept n'aurait pu être donnée que la suivante : « Dieu est cause immanente, mais non transitive, de toutes choses » -et on admire encore la concision. Cet être parfait ne manque de rien. Il ne désire donc rien, et n'attend rien de nous. Branle-bas de combat dans le milieu religieux traditionnel : avec ce modèle, les églises ne valent plus rien. Qui de s'indigner : où se dirige-t-on si la morale n'existe plus ? ; qui de s'enthousiasmer : aurait-on enfin découvert la véritable liberté ? C'est en fait ici que la distinction se joue entre deux catégories d'hommes : ceux qui se croient maîtres d'eux-mêmes, et ceux qui se savent soumis à une nécessité qui les dépasse –mais infinie et si parfaite qu'elle ne se remarque pas.


« Les hommes, donc, se trompent en ce qu'ils pensent être libres ; et cette opinion consiste uniquement pour eux à être conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés. L'idée de leur liberté c'est donc qu'ils ne connaissent aucune cause à leurs actions. »


La liberté n'existe donc pas absolument, si ce n'est en théorie. En pratique, il s'agit seulement de s'en approcher par la vertu –ce qu'on appellerait aussi l'intelligence- et qui consiste à se détacher de ses propres sensations pour analyser les causes de chaque effet de façon rationnelle, selon les propositions avancées par Spinoza. Encore une fois, il s'agit d'être convaincu par son système, et si on ne l'est par la remise en cause (toute rationnelle) de ses axiomes, on peut l'être par l'assentiment instinctif, c'est-à-dire par la passion, ce qui est alors contraire à l'idéologie de Spinoza. Mais peut-être faut-il en passer par là ?


Lire L'Ethique procure une grande joie ou, comme la définit son auteur : « le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection ». On se sent devenir meilleur par une abnégation raisonnée des sentiments –aussi bien des bons que des mauvais- qui, contrairement à la croyance commune, ne serait pas la traduction d'un esprit désenchanté mais au contraire la vision d'un homme perpétuellement en transe, inclus dans le monde jusqu'à sa moindre parcelle insignifiante, ne vivant plus exclusivement pour lui-même mais pour participer à la perfection originelle de l'essence du monde. Cela s'appelle la béatitude, et elle n'est pas une joie car une fois atteinte, elle est la perfection même :


« La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même ; et nous n'en éprouvons pas de la joie parce que nous réprimons nos penchants ; au contraire, c'est parce que nous en éprouvons de la joie que nous pouvons réprimer nos penchants. »


Pour mieux comprendre cette idée de l'Être absolu, infini et parfait dont nous ne serions que des parties, je me suis représentée le rapport de notre Être avec nos cellules : notre pensée (notre intellect) serait l'essence, notre organisme serait le monde, et les différents constituants de notre organisme (cellules, liquides, os…) seraient les différents constituants du monde (êtres vivants, charpente géographique…). L'analogie fonctionne : notre corps est donné, parfait dans son existence même. A l'intérieur de lui se produisent des mécanismes qui, bien qu'imprévisibles et pouvant se manifester sous des formes différentes, ne sont en réalité jamais libres. On comprend enfin que, la perfection étant donnée dans son origine, elle n'empêche pas la réalisation du mal, qui pourrait être les affections ou maladies par lesquelles l'organisme se laisse envahir. L'analogie a bien sûr ses limites. Avec cet exemple, les maladies peuvent perturber jusqu'à l'intellect, ce qui signifierait que l'essence peut perdre sa perfection -ce que Spinoza n'admet pas. Encore : nos connaissances nous permettent de penser que les maladies ont souvent une origine externe (sauf peut-être dans le cas du cancer), ce qui signifierait que Dieu peut être influé par des causes qui ne dépendent pas de lui –or Dieu est parfait et rien de plus grand ne pourrait le perturber d'une façon ou d'une autre. Mais cette contradiction est peut-être, aussi, une ouverture intéressante de L'Ethique qui permettrait de considérer ce livre génial comme l'explication d'un phénomène imbriqué dans un maillon de matriochkas. Encore, cette explication signifierait que tout est lié et qu'il n'est pas irraisonnable de se sentir alarmé par des évènements qui se produisent même loin de soi –ce qu'on appelle le stress dans l'organisme peut être nommé angoisse dans le monde.


La pensée de L'Ethique provoque beaucoup de joie et rapproche de la vertu spinoziste en tant qu'elle apprend à raisonner, nous apaisant et nous rapprochant de la Béatitude. Toutefois, les moyens pour nous conduire à cet état sont extrêmement paradoxaux et on a parfois l'impression qu'il faut abolir la vie, dans la diversité de son expression et dans le tumulte de ses expériences, pour vivre parfaitement. C'est ce que Nietzsche aussi a remarqué, qui écrit dans Par-delà le bien et le mal :


« […] tous ces ermites par nécessité, qu'ils s'appellent Spinoza ou Giordano Bruno- finissent par devenir, ne fût-ce que dans une mascarade intellectuelle, et peut-être à leur insu, des empoisonneurs raffinés et avides de vengeance. (Qu'on aille donc une fois au fond de l'éthique et de la théologie de Spinoza !) […] »


Il faut se rappeler en effet que Spinoza, à cause d'idées qui ne convenaient ni à son époque, ni à son territoire de résidence, s'est trouvé exclu et rejeté par ses semblables alors qu'il était encore très jeune. En mettant au point un attirail rationnel poussé jusqu'au plus haut niveau, L'Ethique pourrait être pensé comme le moyen utilisé par Spinoza pour lutter contre la haine ressentie à l'égard de ceux qui l'ont rejeté, car la haine est « la tristesse accompagnée de l'idée d'une cause extérieure ». Ainsi, en construisant un système qui classe les hommes sur différentes échelles de la vertu, et en se faisant de fait, implicitement, l'homme placé sur le plus haut échelon –les autres continuant à patauger dans un marasme sans fond-, Spinoza réussit à transformer sa tristesse en joie par l'usage de la raison, ce qui lui fait écrire qu'il s'agit du plus grand bien.


« Agir par vertu absolument n'est rien d'autre en nous qu'agir, vivre, conserver son être (ces trois mots signifient la même chose) sous la conduite de la Raison, d'après le principe qu'il faut chercher l'utile qui nous est propre. »


Et dans cette oeuvre remplie de joie, Spinoza aurait fini par être conduit par l'Amour, cette « joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure », et qui se traduit par l'existence géniale de son Ethique. Dans un sens, Spinoza n'a pas tort : tout est nécessaire, et ce qui peut nous apparaître immédiatement comme un mal indiscutable (la haine de la majorité de ses semblables pour l'auteur) peut en fait être une possibilité donnée à la vertu de s'exprimer par l'usage de la raison. Quant à la nécessité de la publication de L'Ethique, on ne la recherchera pas, comme on ne recherche plus la nécessité de ce qui est devenu parfait.
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Il y a des années, des décennies à présent, j'ai eu la chance d'étudier trois des cinq parties de l'Ethique avec un excellent professeur de philosophie. Je n'en ai gardé aucun souvenir élaboré. Mais l'impression vaporeuse qu'il y avait là quelque chose qui méritait qu'on y revienne s'est trouvée vivifiée à différentes occasions récentes. Soit que la presse encense le « miracle Spinoza », mentionne tel ou tel spinoziste, que Lionnel Naccache en prenne le modèle pour écrire son Apologie de la discrétion(1), soit que je lise « Cohabiter avec ses fauves, l'éthique diplomatique de Spinoza » dans Manières d'être vivant de Morizot ou que je sente si souvent dans les propos de Michel, à fleur de ligne, des concepts spinozistes que je ne saisissais que partiellement, à chaque fois, la possibilité de l'Ethique revenait s'actualiser.

Intimidée par la réputation du livre, j'avais commencé à tourner autour et envisagé sur des conseils amis de lire plutôt une biographie de Spinoza. Et puis, je suis tombée sur un article de Philosophie magazine « comment lire l'Ethique » qui proposait différents chemins dans l'oeuvre (2) et recommandait l'édition commentée sous la direction de Maxime Rovere. A droite, le texte, à gauche des notes éclairant le contexte, la structure, proposant des parallèles avec la pensées d'auteurs qu'a pu lire ou fréquenter Spinoza. Une Ethique main dans la main, pour néophyte comme pour philosophe aguerri. C'en était assez pour que je saute le pas. 900 pages ? Même pas peur !

Il y a certaines oeuvres qui pâtissent du bruit qui les entoure et de la montagne qu'on s'en fait. Et puis il y a l'Ethique. Jamais je n'aurais imaginé recevoir aussi puissamment le choc de cette lecture.

Durant les quelques semaines où je m'y suis livrée tous les jours une heure ou plus, j'ai connu des états de jubilation intellectuelle que je ne soupçonnais pas possibles. Je me suis trouvée, habitée de la compréhension que j'en faisais, portée à passer tout ce à quoi je pensais au crible de cette analyse et la trouver à chaque fois (à chaque fois !) d'une pertinence et d'une utilité confondantes.

Pour que son propos s'ancre dans les esprits de la manière la plus claire possible, que l'on soit sensible aux articulations logiques faisant découler les concepts les uns des autres, Spinoza choisit la voie de la démonstration euclidienne. Des définitions en prémisses, quelques axiomes, à partir desquels il formule des propositions qu'il démontre ensuite point par point. Parfois de deux manières successives, faisant appel pour ce faire à telle ou telle proposition antérieurement démontrée. Un scolie ou deux, quelques corolaires et ainsi, brique par brique, le monde est fondé.

Moi qui ai des souvenirs pleins de désarroi de mes cours de mathématiques, je n'aurais jamais imaginé que cela me plaise autant. Je ne vous cache pas avoir relu plusieurs fois certaines propositions à haute voix. Avoir passé plus de temps à rebours dans le livre, à compulser les propositions et démonstrations précédentes qu'à réellement progresser.

Anna a été le bienveillant témoin de mes interrogations, de mes errements, le correspondant attentif avec qui partager mes découvertes et émerveillements, je l'en remercie vivement ici à nouveau. Je crains d'ailleurs qu'elle ait pâti autant que moi de ma perplexité au sujet de la proposition 38 de la deuxième partie. « Les choses qui sont communes à tout, et sont autant dans la partie que dans le tout, ne peuvent se concevoir qu'adéquatement. » Mon esprit cartésien refusait que le tout se retrouve dans les parties puisqu'on avait préalablement démontré l'exclusivité des attributs au moyen de la proposition « Les modes d'un attribut de Dieu, quel qu'il soit, ont pour cause Dieu, en tant qu'il est considéré seulement sous l'attribut dont ils sont les modes, et sous aucun autre. » (IIP6) laquelle proposition pour être démontrée renvoie à IP10 et IA4. (Je tiens disponible la réponse à ce mystère à qui en fera la demande, évidemment mais des indices pour y répondre se cachent déjà dans la suite de cette critique).

Cet itinéraire de recherche autour de la proposition IIP38 illustre assez bien le cheminement qui a été le mien au cours de cette longue lecture. A croire que je lisais désormais de droite à gauche, de gauche à droite, selon toutes les directions possibles ce qui, croyez-moi, est tout à fait spinoziste. Car sous les dehors très carré de la démonstration, bruisse une souplesse d'approche, une sensibilité à la nuance et à la variation qui n'ôtent rien à la rigueur mais l'enrichissent au contraire d'une épaisseur propre à envelopper toute la vie.

Car quel est le sujet de l'Ethique ? Comme d'autres oeuvres de son époque, le livre vise à nous doter d'un manuel de bon comportement. Il traite donc des questions du bien et du mal et de la manière de se gouverner. Oui mais, on ne se gouverne bien que lorsque l'on sait ce qu'est le bien. Et pour que ces recommandations soient pleinement opérantes, Spinoza ne les fait reposer sur aucune loi préexistante, sur aucun dogme religieux de facto. Il entreprend de les fonder en… métaphysique. On ne peut guère remonter plus avant la chaine des causalités devant nous mener à une décision éclairée !

Il part donc de Dieu dont il prouve l'existence et l'infinité (3) (partie 1) pour faire exister la « nature et origine de l'esprit » (partie 2) soit l'existence des corps, des choses, de l'esprit, la manière dont tout cela fonctionne les uns par rapport aux autres. Il propose ensuite de revenir à « l'origine et nature des affects » et passe en revue, dans un dialogisme étroit avec le Les passions de l'âme de Descartes, les principaux sentiments, émotions qui nous meuvent (troisième partie). On y apprend à voir que rien n'existe de tout cela en dehors de l'idée qu'on s'en fait. Avec la quatrième partie, on est assez outillé pour comprendre les notions de péché et de vertu selon une logique propre à notre motivation à persister dans notre être ou selon celle d'un collectif (oui, l'Ethique est également utile pour réfléchir sur un projet politique de société). Tout ce qui rend joyeux augmente notre puissance à être, tout ce qui nous rend triste la minore. Pour vivre selon son être, il s'agira donc de balancer une passion délétère par un affect plus puissant et porteur de joie. La cinquième partie traite de « la puissance de l'intellect, autrement dit la liberté humaine ». On y apprend que la liberté, c'est notre capacité à vivre sans dépendre d'aucune autre cause que celle pour laquelle on est là, c'est-à-dire le déploiement de l'être divin à travers le mode particulier dont nous sommes une chose singulière. Passer nos émois au crible de notre intellect est le plus sûr moyen d'en faire des causes clairement comprises et partant d'en diminuer la puissance nocive.

Voilà, l'existence de Dieu, la nôtre, la mort, le temps, la mémoire, la conscience de soi, l'éternité, l'amour, le désir, la joie, le bien, le social, la tristesse, la liberté, les autres vies qu'humaines, notre raison d'être, la manière de comprendre ce qui nous anime, ce qui explique tel ou tel comportement, la manière d'envelopper l'infini par la puissance de l'intellect. Tout ça, il y a tout ça dans l'Ethique. Et pas à la manière barbare dont je viens de l'énoncer selon une énumération hachée et dénuée de sens. Mais relié, expliqué, découlant nécessairement d'un principe de vie fondateur, infini, en éternel accomplissement que nous expansons dans la joie.

Mais quelle claque !

Vous l'aurez compris, j'ai été conquise comme aucun livre ne m'avait jamais conquise. Dans l'ensemble et dans certains détails qui ont achevé de me liquéfier de joie : la conception du corps comme un ensemble de plusieurs éléments en perpétuel mouvement, régénération, évolution. le temps comme une donnée propre à un ressenti et non une réalité (Spinoza est-il quantique ? Rien dans sa conception philosophique ne semble l'empêcher, vu de ma fenêtre étroite en tout cas). Et bien sûr, ce jeu magistral entre une composition géométrique et un appel abyssal à l'infini des causes, de Dieu, de la création en permanent état d'être, sans finalité ni volonté. Aaarff !

Voilà une critique sans bestiole ni référence proustienne, s'étonneront certains amis facétieux et fidèles. J'ai bien trouvé quelques esprits animaux mais ils habitent plutôt chez Descartes et Spinoza ne leur reconnait pas beaucoup de crédit. Proust en revanche, il y a ! Pour Anna et Anne-Sophie donc, cette prolepse à la future Recherche du Temps perdu (dans un monde où le temps est une vue de l'esprit, tout est possible) qui démonte le mécanisme fautif de la réminiscence : lorsqu'on est affecté par une chose et qu'une autre est là au même moment, on conçoit un amalgame entre les deux. Par exemple, au hasard, vous pensez à un joli visage dont l'évocation vous fait des frissons partout [A] au moment où vous voyez des aubépines en fleur [B]. Il est évident que « lorsque l'esprit sera affecté ensuite par la vraie cause du premier [affect] [B] laquelle n'augmente ni ne diminue par elle-même sa puissance de penser [en elles-mêmes, les aubépines n'ont aucune influence sur vos états d'âme], aussitôt, il le sera aussi par l'autre [A] [vous voyez des aubépines, vous avez des frissons partout] (…) C.Q.F.D. » (IIIP15D) (4)

Alors sans crainte, avec un peu de temps devant vous, la confiance dument réaffirmée en votre intelligence (il n'y a aucun orgueil à le concevoir, c'est la marque de notre appartenance à la substance divine), lisez l'Ethique dans la merveilleuse édition de Maxime Rovere (5), vous ne risquez rien d'autre que d'y trouver une philosophie pour toute votre existence (et de commencer toutes vos phrases par « Spinoza écrit que… »).


********
(1) Maintenant que j'ai lu l'Ethique, je peux bien confirmer l'opinion peu avantageuse que j'avais de cette Apologie de la discrétion et de son auteur. Quel poseur éhonté d'oser prendre la même forme de démonstration euclidienne pour barbouiller une réflexion brouillonne sans commune mesure avec le chef d'oeuvre de subtilité et de d'intelligence livré par Spinoza ! Une telle arrogance, même cachée sous l'hommage appuyé et l'autodérision me laisse pantoise.
(2) J'ai finalement choisi le plus simple : de la première à la dernière ligne, dans l'ordre mais avec les mille retours en arrière, pistes tracées à rebours qu'impose une telle entreprise.
(3) Pour les allergiques au mot « Dieu », vous pouvez le remplacer, c'est Spinoza lui-même qui l'écrit par « substance infinie », « nature » (au sens de tout ce qui existe, a existé ou existera, les idées comme les choses). Rien à voir donc avec le Dieu auquel on voue un culte et qui attendrait des hommes tel ou tel comportement. D'ailleurs le Dieu selon Spinoza n'attend rien, ne veut rien, il est. Il n'est pas extérieur à la création non plus, il est sa création, il est nous, nous sommes lui et l'univers entier de même. Je m'en remets pas…
(4) Je précise qu'il n'y a aucune condamnation morale de la part de Spinoza. Il ne nous dit pas que c'est idiot d'aimer les aubépines en fleur parce qu'on a été amoureux. Ou d'être amoureux. Il explique comment ça fonctionne et d'où nous viennent nos sentiments, nos émotions. D'ailleurs, on ne pourrait guère faire autrement car ce qui nous arrive provient de l'infinité de choses extérieures à nous (Albertine, une pluie persistante, l'arbre en face de moi, un petit creux quand midi approche…) qui, directement ou non, nous impactent de leurs effets. Il y a donc une grande tendresse chez Spinoza pour toutes les manières que nous avons de faire avec ce qui nous tombe dessus, avec ce que nous croyons qui nous tombe dessus, une grande empathie dans sa capacité à saisir toutes les raisons infondées sur lesquelles on se gouverne. Cet homme est délicieux.
(5) Autre effet secondaire à cette lecture, transitoire je l'espère, le recours aux notes de bas de page qui, dans l'édition de Maxime Rovere, poursuivent le dialogue avec le texte, mettent en lumière ses multiples influences, rendent tant sa somptueuse, géniale inventivité que tout ce que Spinoza doit à des influences stoïciennes, « aristotélicienne judéo-musulmane d'ascendance médiévale » (note 753) outre sa lecture attentive de Descartes et Hobbes, ses contemporains.
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En philo, Spinoza veut « démontrer » comme en maths, mais ça ne fonctionne pas !
L'Ethique (1675) comprend cinq parties sur Dieu, l'esprit, les sentiments, leur servitude, la puissance de l'entendement. 
Baruch Spinoza "démontre" que Dieu existe. A partir de là, le but, grâce à l'Esprit est d'amener l'homme à se détacher des sentiments-passions, causes de haines, grâce à une pleine connaissance et une pleine conscience, et à se libérer de ses penchants pour aller vers les idées adéquates, le bien. 

Livre difficile à aborder, car construit de façon mathématique, en référence au modèle de l'auteur, René Descartes . C'est "son père spirituel qu'il tue" à la fin de l'ouvrage. Mais les thèmes sont très intéressants. Pour ma part, j'ai occulté les démonstrations qui n'apportent rien, car je trouve que les arguments se situent dans tout le reste du livre. C'est un livre "analytique". L'auteur essaye parfois de faire une synthèse. 
Donc j'ai construit plusieurs modèles pour aboutir à quelque chose de cohérent et synthétique, où la " Liberté" n'est pas celle qu'on croit.
Personnellement, je suis d'accord avec la plupart des idées de l'auteur. Mais ce n'est pas parce que c'est un grand philosophe qu'on doit tout prendre pour du pain béni. J'ai relevé quelques petits désaccords et une ou deux contradictions. 

Juif dont la famille fuit l'inquisition, Spinoza dénonce les pratiques religieuses jusqu'à être excommunié. Il a même été qualifié d'athée. Cependant, la présence de Dieu est là tout au long de son livre, et je pense qu'il est déiste avant Voltaire. La recherche de la Béatitude, l'accord avec Dieu, est le but suprême qu'il qualifie de troisième niveau de connaissance. Spinoza pense qu'une partie de l'Esprit subsiste après la mort corporelle, et fait que les sages n'ont pas peur de mourir. Cependant, contrairement à Socrate qui semble indifférent au corps, le but de Spinoza est " la conservation de l'être" tout au long de la vie corporelle. J'ai trouvé que le concept d'isoler le sentiment destructeur en le connaissant, le définissant pour l'écarter, est particulièrement intéressant et novateur, à la façon dont on isole un virus.

Mais comme chez Aristote, l'éthique n'est que peu définie. Ah ! Ces philosophes !
Je pense que pour Aristote, l'éthique est la « vertu », un ensemble de valeurs morales.
Je suppute aussi que l'éthique, pour Spinoza, est un rassemblement de valeurs qui permettent, grâce à une prise de conscience, de se libérer de ses penchants pour aller vers les idées adéquates, « le bien ». 
Donc, on se rejoint. : )
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L'Ethique est Ce Qu'il Fallait Démontrer pour s'affranchir d'un seul coup des anciens dogmes et superstitions. Mais s'il n'y a plus à craindre ou à espérer des prescriptions divines il reste cependant à composer pratiquement avec la palette variée et inconstante des sentiments bien humains qui sont aussi capables d'asservir l'homme. La voie libre est donc difficile à première vue, elle dépend de la Raison qui est elle-même limitée mais largement perfectible.

La voie est nécessairement pragmatique à l'image de l'exposé de la formation des états et des lois qui découlera du besoin des hommes de s'entraider pour mieux préserver leur être. Pragmatique aussi est l'évaluation des avantages et des inconvénients de chaque situation ; ainsi il vaudra mieux donner la préférence aux sentiments d'humilité et de repentir, d'espoir et de crainte (toujours exploités par les prophètes), plutôt qu'à l'orgueil "suprême ignorance de soi" qui est absolument incompatible avec la concorde des hommes.

En conséquence Nietzsche, s'il avait vraiment compris Spinoza comme il le pense, ne serait pas contenter de banaliser l'idée de "la race des conquérants et des maîtres-nés, celle des Aryens »* et de la considérer comme autre chose qu'une très grande menace pour l'humanité. (*Nietzsche, La Généalogie de la Morale).

La priorité à la concorde des hommes ou l'amour de son prochain, chacun peut la percevoir à sa manière, comme l'ont perçue les prophètes. Les Ecritures ne contiennent que ce type d'enseignement très simple accompagné d'un contenu historique et surtout d'une énorme dose d'imagination, en tous les cas rien qui permette de réclamer l'obéissance à Dieu sauf si on considère Dieu comme un prince. Loin d'appeler à un nouvel ascétisme, le perfectionnement de la Raison permet à l'homme de jouir d'une légèreté de l'Être car à un certain point il n'est plus dominé par les passions et son esprit ne confond plus la réalité avec les fruits de son imagination.

Comme la sagesse réclame la Raison, la lecture de l'Ethique réclame une attention particulière pour suivre un raisonnement difficile construit de façon mathématique. A la manière d'une épreuve j'ai essayé de décrocher le moins possible jusqu'à cette proposition : "L'esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps, mais il en subsiste quelque chose qui est éternel". Je ne peux pas affirmer que celle-ci soit absolument démontrée, et je dois même dire la même chose pour de nombreuses parties du raisonnement mais en même temps il est impressionnant de noter dans les commentaires (scolies) à quel point l'expérience rejoint les propositions.

Ainsi l'Ethique montre comment le perfectionnement de la Raison prépare tranquillement l'esprit à accéder à la connaissance intuitive et à la "la joie inhérente à la conscience de soi" ou béatitude (on pourrait dire aussi l'Eveil). le choix d'un vocabulaire religieux est aussi fait pour préparer en douceur les croyants des anciens dogmes à accueillir une nouvelle idée de la religion.

Voici donc la première idée claire et distincte de Spinoza : "Dieu est une substance consistant en une infinité d'attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ». Et par le raisonnement on n'obtient que « ni l'entendement ni la volonté n'appartiennent à la nature de Dieu ». Il n'y a donc aucune représentation anthropomorphique possible, mais puisque les hommes ne peuvent s'empêcher de former des images, alors c'est l'image de la Nature qui convient le mieux : "Deus sive Natura" (j'y vois aussi le Tao de Lao Tse). Cette vision dépasse la perception nombriliste des hommes convaincus que tout ce qui arrive, arrive pour eux. "Ainsi ont-ils été conduits à former ces notions par lesquelles ils disent expliquer la nature des choses, à savoir le Bien, le Mal, l'Ordre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beauté et la Laideur ; et du fait qu'ils s'estiment libres, sont nées les notions suivantes : la Louange et le blâme, la Faute et le Mérite."

Autrement dit Spinoza dénonce aussi les anciens dogmes comme une limitation de la puissance divine, ultime provocation sans doute pour les théologiens. Il se sait accusé d'hérésie ce qui n'est pas une mince affaire, mais l'Ethique est sagesse et donc respect. C'est donc avec sa force d'âme et un discours cartésien qu'il va affronter ses adversaires qui eux se fondent sur l'arbitraire interprétation des Ecritures. Dans le Traité des autorités théologique et politique il analyse le sens du droit divin, son rôle dans un état démocratique et la liberté que l'homme doit conserver lorsqu'il transfère ses droits à l'Etat.

L'engagement de Spinoza dans un contexte d'obscurantisme faussement religieux nous ramène évidemment à l'actualité. L'Ethique devrait certainement prendre sa place dans les programmes scolaires à la suite de l'enseignement laïque des faits religieux. Et que dire aux enfants à l'âge où ils nous assaillent de pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ?...Je sais en tous les cas qu'ils doivent percevoir l'effort de la raison parce qu'ils sont capables de comprendre, plutôt que subir un flot d'explications surnaturelles parce qu'ils sont facilement impressionnables.
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Le célèbre texte de Spinoza, l'Éthique, a été traduit plusieurs fois. Robert Misrahi nous en propose une version plus proche du texte original, incluant la totalité de la doctrine, attentif à la définition de chaque terme dans le système global de la pensée du philosophe, et respectant le rythme du texte et la logique de la langue latine. Une très bonne chose pour l'accès à ce texte austère mais vivifiant, proposant une véritable philosophie pour la conduite de l'existence, fondée sur la puissance de la joie.

Partant du principe que Dieu est la Nature et que l'homme y participe, Spinoza nous démontre mathématiquement comment l'homme, par la connaissance, va vaincre sa servitude, c'est-à-dire sa soumission aux affects - regret, émulation, reconnaissance, gratitude, bienveillance, colère, vengeance, cruauté, férocité, peur, audace, pusillanimité, épouvante, humanité, modestie, ambition, intempérance, ivrognerie, avarice, luxure… - pour atteindre la béatitude qui est la vertu même.

Et cela par l'exercice de la Raison, qui lui permet de se concevoir adéquatement lui-même et les objets qui l'entourent. En effet « le plus grand orgueil ou le plus grand mépris de soi est la plus grande ignorance de soi. »
Il n'y a pas de Dieu providence, pas de libre-arbitre, pas de bien et de mal, la Nature est un tout. Il y a soit des idées inadéquates qui rendent l'homme passif et le tirent vers la tristesse qui engendre haine et division, soit des pensées adéquates qui font que l'homme persévère dans son être, comprend quel est son champs d'action, agit bien et vit heureux.

Le chemin de la sagesse est aride mais accessible à tous, c'est la grande modernité de Spinoza, au-delà de tous les dogmatismes qui enferment l'homme dans le malheur, de proposer une philosophie universelle.
Une lecture salutaire bien que difficile, qui nous offre des clés précieuses pour notre vie quotidienne soumise à tous ces affects qui ne sont que des idées confuses. Or chacun a le pouvoir de se comprendre lui-même et de moins les subir. CQFD
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critiques presse (1)
LaCroix
10 janvier 2022
La nouvelle édition de l’Éthique, dirigée par Maxime Rovere, confirme l’intérêt pour le philosophe hollandais, qui ne cesse d’être relu.
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Citations et extraits (235) Voir plus Ajouter une citation
Cette Tristesse qu’accompagne l’idée de notre faiblesse s’appelle Humilité. Au contraire, la Joie qui naît de la considération de nous-même se nomme Amour-propre ou Satisfaction intérieure.
Et comme cette joie se renouvelle toutes les fois que l’homme considère ses propres vertus, autrement dit sa puissance d’agir, chacun est donc naturellement avide de raconter ses actions et de faire étalage des forces de son corps et de son âme, et voilà pourquoi les hommes se rendent insupportables les uns pour les autres.
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L’homme n’est pas un empire dans un empire : partie infime de la Nature totale, il dépend des autres parties. Dans son ignorance des causes véritables, il se croit libre. Il est pourtant rarement la cause adéquate de ses actes et dans la mesure où il n’en est que la cause inadéquate, dans la mesure où le monde l’envahit et le rend comme étranger à lui-même, à sa nature véritable, il est passif, c’est-à-dire encore passionné.

-Introduction-
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Partout où l'occasion m'en a été donnée, j'ai eu soin d'écarter les préjugés qui pouvaient empêcher de comprendre mes démonstrations ; mais comme il reste encore beaucoup de préjugés qui pouvaient et peuvent empêcher encore - et même au plus haut point - les hommes de saisir l'enchaînement des choses comme je l'ai expliqué, j'ai pensé qu'il valait la peine de soumettre ici ces préjugés à l'examen de la raison. D'ailleurs, tous les préjugés que j'entreprends de signaler ici dépendent d'un seul : les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes, en vue d'une fin, et bien plus, ils considèrent comme certain que Dieu lui-même dispose tout en vue d'une certaine fin, car ils disent que Dieu a fait toutes choses en vue de l'homme, mais il a fait l'homme pour en recevoir un culte.
C'est donc ce seul préjugé que je considérerai d'abord, en cherchant en premier lieu pourquoi la plupart des hommes se plaisent à ce préjugé et pourquoi ils sont tous naturellement enclins à l'adopter ; j'en montrerai ensuite la fausseté, et enfin je montrerai comment en sont issus les préjugés relatifs au bien et au mal, au mérite et à la faute, à la louange et au blâme, à l'ordre et à la confusion, à la beauté et à la laideur, et aux autres choses de même genre.
Ce n'est cependant pas le moment de déduire ces choses de la nature de l'esprit humain. Il me suffira ici de poser en principe ce qui doit être reconnu par tous : tous les hommes naissent ignorants des causes des choses, et tous ont envie de rechercher ce qui leur est utile, ce dont ils ont conscience. D'où il suit, en premier lieu, que les hommes se croient libres parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit, et qu'ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à désirer (appetere) et à vouloir, parce qu'ils les ignorent. Il suit, en second lieu, que les hommes agissent toujours en vue d'une fin, c'est-à-dire en vue de l'utile qu'ils désirent ; d'où il résulte qu'ils ne cherchent jamais à savoir que les causes finales des choses une fois achevées, et que, dès qu'ils en ont connaissance, ils trouvent le repos, car alors ils n'ont plus aucune raison de douter.
S'ils ne peuvent avoir connaissance de ces causes par autrui, il ne leur reste qu'à se retourner vers eux-mêmes et à réfléchir aux fins qui les déterminent d'habitude à des actions semblables, et à juger ainsi nécessairement, d'après leur naturel propre, celui d'autrui. En outre, ils trouvent en eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur servent excellemment à se procurer ce qui leur est utile, comme, par exemple, les yeux pour voir, les dents pour mâcher, les herbes et les animaux pour s'alimenter, le soleil pour s'éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils finissent donc par considérer toutes les choses naturelles comme des moyens pour leur utilité propre. Et comme ils savent que ces moyens, ils les ont trouvés, mais ne les ont pas agencés eux-mêmes, ils y ont vu une raison de croire qu'il y a quelqu'un d'autre qui a agencé ces moyens à leur usage.
Car, ayant considéré les choses comme des moyens, ils ne pouvaient pas croire qu'elles se fussent faites elles-mêmes ; mais, pensant aux moyens qu'ils ont l'habitude d'agencer pour eux-mêmes, ils ont dû conclure qu'il y a un ou plusieurs maîtres de la Nature, doués de la liberté humaine, qui ont pris soin de tout pour eux et qui ont tout fait pour leur convenance. Or, comme ils n'ont jamais eu aucun renseignement sur le naturel de ces êtres, ils ont dû en juger d'après le leur, et ils ont ainsi admis que les Dieux disposent tout à l'usage des hommes, pour se les attacher et être grandement honorés par eux. D'où il résulta que chacun d'eux, suivant son naturel propre, inventa des moyens divers de rendre un culte à Dieu, afin que Dieu l'aimât plus que tous les autres et mît la Nature entière au service de son aveugle désir et de son insatiable avidité.

Ainsi, ce préjugé est devenu superstition et a plongé de profondes racines dans les esprits ; ce qui fut une raison pour chacun de chercher de toutes ses forces à comprendre les causes finales de toutes choses et à les expliquer. Mais en voulant montrer que la Nature ne fait rien en vain (c'est-à-dire qui ne soit à l'usage des hommes), ils semblent avoir uniquement montré que la Nature et les Dieux délirent aussi bien que les hommes. Voyez, je vous prie, où cela nous conduit ! Parmi tant d'avantages qu'offre la Nature, ils ont dû trouver un nombre non négligeable d'inconvénients, comme les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc., et ils ont admis que ces événements avaient pour origine l'irritation des Dieux devant les offenses que leur avaient faites les hommes ou les fautes commises dans leur culte ; et quoique l'expérience s'inscrivît chaque jour en faux contre cette croyance et montrât par d'infinis exemples que les avantages et les inconvénients échoient indistinctement aux pieux et aux impies, ils n'ont pas cependant renoncé à ce préjugé invétéré : il leur a été, en effet, plus facile de classer ce fait au rayon des choses inconnues, dont ils ignoraient l'usage, et de garder ainsi leur état actuel et inné d'ignorance, que de ruiner toute cette construction et d'en inventer une nouvelle. Ils ont donc pris pour certain que les jugements des Dieux dépassent de très loin la portée de l'intelligence humaine ; et cette seule raison, certes, eût suffi pour que la vérité demeurât à jamais cachée au genre humain, si la Mathématique, qui s'occupe non des fins, mais seulement des essences et des propriétés des figures, n'avait montré aux hommes une autre règle de vérité.

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Le véritable cogito spinoziste […] ce n’est pas le moi qui pense, mais la position de la totalité de l’être, de Dieu être intelligible et intelligibilité de l’être. Quand nous disons que la substance est en soi et est conçue par soi, aucun aspect ne dépend de l’autre, mais la pensée révèle l’être qui est en soi. Elle le révèle parce qu’elle est comme la transparence de l’être. La pensée est attribut de Dieu, est donc Dieu, mais elle n’est pas attribut de l’homme qui n’est, lui, qu’un mode –un entendement- de cette pensée divine, ou mieux : de cette pensée qui est Dieu. Il n’y a pas d’individu qui pense, mais des hommes qui participent de la pensée qui est Dieu.

-Introduction-
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Enfin, de cette nature de l’homme et de l’inconstance de son jugement, de ce que l’homme juge souvent des choses d’après son seul sentiment, et que les choses qu’il croit faire pour éprouver de la joie ou de la tristesse –et c’est pourquoi […] il s’efforce de les faire se produire ou de les écarter- ne sont souvent qu’imaginaires (pour ne rien dire d’ailleurs des autres causes d’incertitude que nous avons montrées dans la seconde partie) : à partir de toutes ces raisons, nous concevons facilement que l’homme peut souvent être l’auteur tant de sa tristesse que de sa joie, autrement dit qu’il est affecté tant d’une tristesse que d’une joie qu’accompagne l’idée de lui-même comme cause.
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