35 morts
Le héros de
35 morts ne demande pas grand-chose d'autre à la vie que de se partager entre l'amour et le sexe - dont il n'arrive pas à savoir lequel il aime le plus - , d'être d'autant plus sympa avec ses potes que ceux-ci se soucient de lui, et d'adoucir les difficultés avec les bières et la drogue.
"Je ne te crois pas, dis-je quand elle me raconta combien de gens elle avait tués. Moi, je te crois, dit-elle quand je lui racontai combien de femmes m'avaient plaqué. On rit beaucoup."
Un gars plutôt sympa, seulement voilà, il est né en Colombie, un pays où l'on peut dire :
"Tu es devenu vieux sans avoir compris comment fonctionne ce pays. Et comment il fonctionne, pour voir ? Grâce aux morts, vieux, dans ce pays, celui qui n'a pas tué ou fait tuer quelqu'un n'avance pas. Je le regardais, impressionné. Crois-moi, vieux, c'est la mort qui commande, et celui qui ne tue pas ou qui ne fait pas tuer, il n'est personne, il ne vaut rien."
La Colombie, où on n'a guère le choix que de flirter avec la révolution, les militaires, les narcotrafiquants, de pratiquer la violence, les arnaques et la corruption. Un pays où les poings et les armes sont les vrais outils de communication.
Et où il ne reste donc pas beaucoup d'autres solutions que de jouir à fond de l'instant, pour mieux pleurer quand le bonheur vous est ravi – on pleure beaucoup dans ce livre, les filles, les copains, les puissants, les méchants, tous sont de gros sentimentaux fleur-bleus.
À côté, il y a plein d'autres petites histoires, d'autres trajectoires de vie, d'autres destins ballottés par la violence, qui alternent avec le principal, tous à la première personne du singulier, des personnes qu'on identifie ou qu'on n'identifie pas, qui interfèrent avec l'histoire principale ou pas, comme autant de nouvelles coup-de-poing enchâssées dans le récit.
Au sein de ces petites séquences à l'alternance rapide, toutes annoncées par une phrase d'une chanson populaire, le style trouve une singularité qui captive, en ne s'autorisant aucun paragraphe, aucun alinéa, aucun retour à la ligne, y compris dans les dialogues, tout s'enchaîne sans pause pour une impression de rapidité, de dévastation, de naturel haletant : le lecteur est emporté et submergé : la violence, le monde et la vie qui grouillent, l'impasse existentielle...
35 morts est le roman brillant et palpitant d'un personnage attachant, de son destin déterminé par un lieu de naissance aimé et honni tout à la fois, pris en otage par on ne sait qui, des politiques, des décideurs, des bandits, des riches, des filous qui ont réussi à annihiler les espoirs d'un peuple tout entier, à le faire renoncer au bonheur et à la sérénité, à le faire toujours courir, toujours cacher sa peur, toujours grappiller son plaisir au plus vite. Un peuple romantique et désespéré qui ne renonce pas à vivre mais n'en finit pas de pleurer.