Parce que je suis angevin :
Eugénie Grandet, roman achevé en septembre 1833, cite le nom de Saumur à 103 reprises. S'agit-il pour autant d'un témoignage circonstancié sur la société et la topographie de la ville de 1819 à 1827 ?
Balzac, le tourangeau, qui a séjourné à Saché et sans doute à La Mimerolle, à l'entrée de Chênehutte-les-Tuffeaux, a certainement visité la vieille ville de Saumur ( bien qu'on n'en ait aucune preuve péremptoire ; dans son emploi du temps, les érudits n'ont pas trouvé de créneau qui lui aurait permis un séjour prolongé ). Il a sûrement repéré « des portes garnies de clous énormes », « des pièces de bois transversales... couvertes d'ardoises », flâné dans la populeuse « Grand'rue de Saumur ». Peut-être aussi entendu des récits sur Jean Nivelleau, redoutable spéculateur devenu l'un des plus riches propriétaires du Saumurois, tout en s'habillant misérablement, ou sur Dupuis Charlemagne, 90 ème fortune du département en 1820, célèbre pour son avarice, qui « avait mûré les croisées, les ogives, les vitraux » de l'église de Cunault. Ces identifications tentantes ont suscité de nombreuses études, notamment : Maurice Serval, Autour d'
Eugénie Grandet ( d'après des documents historiques ), Champion, 1924 - R. Bauchard, La véritable
Eugénie Grandet dans le Saumurois et la Touraine, Tours, 1933 -
Paul-Emile Cadilhac, « Promenades littéraires. le centenaire d'
Eugénie Grandet », L'Illustration, 28 juillet 1934, p. 422-427 - « Actes de la Journée Balzac-
Eugénie Grandet », S.L.S.A.S., 1993. Ces travaux plaident en faveur d'une identification saumuroise de la famille Grandet et de ses commensaux. Ils discutent de la localisation de la maison décrite dans le roman : rue du Petit-Maure, Montée du Fort, au n° 7 ou au n° 9, 36 ou 45 Grande-Rue, 11 rue Fourier. En dernier lieu, Elisabeth Suaudeau, Fillette de guerre, Edition du Petit Pavé, 2002, p. 153-155, situe la demeure d'
Eugénie Grandet vers l'extrémité supérieure de la Montée du Fort, dans une maison annexée et à demi détruite par les soeurs de la Retraite, à gauche de l'entrée des élèves et au-dessous de la terrasse ( voir cours Dacier ). Dans sa jeunesse, elle y a vu des jardins superposés sur des murs de soutènement et une grande pièce à deux croisées pouvant correspondre à la salle de la maison Grandet. Toutes ces parties, sur lesquelles on ne possède aucun document ancien figuré, ont disparu dans le naufrage du quartier.
Ce problème de la maison à Monsieur Grandet passionne tant les Saumurois qu'il faut bien l'évoquer plus longuement. Maison à plusieurs étages,
Balzac la situe dans « l'ancienne Grand'rue de Saumur », ce qui ne nous mène pas bien loin, car la Grande-Rue actuelle ne correspond pas au site accidenté évoqué par ailleurs et chaque quartier avait sa « grande rue pavée ». Au début du roman, il place le logis « au bout de la rue montueuse qui mène au château par le haut de la ville ». On songe aussitôt à la montée du Fort. Mais où s'arrête cette voie ? A cause d'un virage à la hauteur de la rue Duplessis-Mornay, les Saumurois estimaient qu'il y avait deux rues et baptisaient " rue de Bellevue " la partie supérieure.
Balzac donne une puissante évocation des vieilles maisons formant l'important îlot de la place Saint-Pierre et du départ de la montée du Fort, un ensemble plus long et plus tortueux qu'aujourd'hui. Après quelques détours, « vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à monsieur Grandet » ( édition de 1837, p. 11 ). Ce renfoncement a donné quelque crédit aux partisans du n° 7 montée du Fort. Mais un obstacle de taille se présente : cette maison n'a pas de jardin.
Or, ce jardin est évoqué à plusieurs reprises par
Balzac, notamment p. 15 : « au fond d'une voûte obscure et verdâtre, quelques marches dégradées par lesquelles on montait dans un jardin, que bordaient pittoresquement des murs épais, humides, pleins de suintements et de touffes d'arbustes malingres. Ces murs étaient ceux du rempart sur lequel s'élevaient les jardins de quelques maisons voisines. » Cette description nous mène plus haut, plus près du château ; cependant, le rempart, qui ne peut être que le mur du Boile, borde la montée du Fort sur son côté gauche ; sur son côté droit, il n'y a que des murs de soutènement.
Balzac décrit ensuite longuement la maison et sa salle à deux croisées. L'entrée, qui s'élargit soudainement, devient une « porte cochère ». le seul témoin de la topographie des lieux à l'époque
De Balzac est le cadastre de 1812 : sur la montée du Fort, il n'y a pas le renfoncement significatif noté plus haut.
O, a beau examiner avec indulgence toutes les maisons proposées, aucune ne répond pleinement aux descriptions
De Balzac, il y a toujours des éléments fautifs. Tout simplement parce que la maison à Monsieur Grandet n'existe pas ; elle est une création de l'imagination fertile de l'écrivain, qui s'est contenté d'y glisser quelques détails observés au cours d'une promenade dans Saumur.
Pierre-Georges Castex et ses élèves vont plus loin et affirment que Saumur est « un décor, rien de plus ».
La culture ligérienne
De Balzac est solide, il connaît la « frippe », le tuffeau, les marchands de merrain et les pratiques vigneronnes. Mais sur la ville même, il reste toujours évasif, il évoque le curé de la paroisse, sans préciser s'il s'agit
De Saint-Pierre. Il écrit imprudemment : « Les habitants de Saumur étant peu révolutionnaires, le père Grandet passa pour un homme hardi ». Dans les années 1821-1823, les habitants sont toujours révolutionnaires et de graves événements secouent la cité ( voir chapitre 30 ), pas le moindre écho chez
Balzac. L'Ecole de cavalerie y tient une place considérable, elle est licenciée en 1822 et recrée en 1825 ; aucune allusion à ces faits dans le roman, alors qu'on devait beaucoup en parler. L'évocation de Saumur relève des archétypes des villes de province, sans approfondissement local, tellement les connaissances
De Balzac sont vagues. Rechercher les
correspondances saumuroises d'un roman à clef me semble un exercice plutôt vain.
Eugénie Grandet ne constitue pas une source documentaire sur la ville au temps de la Restauration.
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