Ma nièce de six ans, présente lorsque j'ai reçu ce livre, a immédiatement été attirée par sa couverture. Et je la comprends : Avec cette fée sommairement dessinée, on pourrait croire qu'il s'agit d'un conte plein de magie pour les plus petits, ce que ne dément pas le titre.
- Tonton, c'est pour moi ?
- Non, non, ma puce. A priori ça n'est pas pour les enfants.
J'ai ensuite résisté à son sourire quand elle m'a demandé si je pouvais lui lire l'histoire, ainsi qu'à son petit air boudeur lorsque j'ai répondu par la négative.
Mais je ne me voyais vraiment pas me lancer dans cette novella à voix haute ( cent cinquante pages : ni elle ni moi n'aurions eu la patience ! ) et fort bien m'en a pris.
Parce que dans le cas contraire, j'aurais peut-être eu des questions relatives à la fascination masculine pour les charmes du sexe opposé.
Ou elle m'aurait éventuellement demandé ce qu'était une forme phallique lorsque
Franz Bartelt ose la métaphore en parlant de la tour Eiffel.
La fée Benninkova est pourtant bien un conte, moderne et cruel.
Son principal personnage se nomme Clinty Dabot. Oui, Clinty, un état civil improbable qui fait d'ailleurs partie de ... l'anti-guide des prénoms.
Mais à l'instar d'
Amélie Nothomb,
Franz Bartelt aime l'originalité dans les appellations de ses personnages, et ce n'est pas Vertigo Kulbertus, l'inspecteur farfelu de son dernier roman (
Hôtel du grand cerf ), qui me contredira.
Clinty est le plus célèbre handicapé de son quartier. de quoi souffre-t-il exactement ? Ca n'est jamais précisé, mais ces quelques extraits permettront de mieux visualiser son état et sa souffrance physique : "Je suis un écorché vif, l'expression n'a rien de métaphorique.", "Je suis secoué par des tics, des convulsions bizarres, des contractions musculaires.", "J'ai les os comme des biscottes, je suis friable.", "Je me suis traîné jusqu'au couloir, pas facile avec ma patte folle et mon dos qui se tord."
Mais Clinty ne se résume pas à son handicap. Il s'agit d'un personnage extrèmement naïf, grand amateur de dessins animés, lâche et surtout seul.
Condamné à être malheureux.
Jusqu'au jour où le merveilleux va s'introduire dans son existence.
En effet, un soir, une fée de sept mille ans va sonner à sa porte. Benninkova apprécie son sens de l'hospitalité puisque dans les environs, il est le seul à lui avoir ouvert et à avoir accepté qu'elle utilise ses toilettes, puis son canapé.
"Vous êtes un brave parmi les braves."
Cette magicienne tient donc à le remercier, et elle est prête à exaucer un de ses voeux. Peu importe lequel, elle sait tout faire ! Changer les citrouilles en grosses cylindrées, guérir les maladies incurables, transformer les crapauds en princes charmants.
"Mais vous ne me racontez pas des carabistouilles, là ?"
Rien n'est impossible pour elle pourvu qu'elle ait sa baguette magique.
Mais elle l'a perdue. Et de méchants lutins noirs sont en outre à sa poursuite, des créatures carnivores qui se nourrissent de fées ou, à défaut, de vierges et de tendres enfants.
Clinty s'improvisera alors comme son sauveur, l'hébergera, la laissera commander sa baguette au centre régional des fées ( livraison par voie postale ).
Et il commencera à s'imaginer sous les traits d'un Dom Juan une fois que son voeu sera réalisé.
Et la véritable histoire commence alors, quand il va se confier à son hôte sur ses récentes mésaventures, qui sont le véritable sujet du roman.
En effet, on va découvrir que le handicap de Clinty ne l'empêche pas d'avoir des sentiments, ni d'être attiré physiquement par les formes féminines les plus voluptueuses.
"Le handicapé est à même d'apprécier aussi bien qu'un valide les courbes glorieuses d'une paire de fesses."
"Une des prérogatives de la beauté est d'être universellement convoitée."
Et c'est là qu'on entre totalement dans une littérature plus adulte, teintée d'un érotisme d'une rare finesse.
Son dévolu, Clinty l'a jeté sur Marylène, une magnifique hôtesse de caisse à la poitrine plus que généreuse. Il a tenté de la séduire, d'attirer son attention. Les deux semblent d'une timidité maladive, mais un jour le pas est franchi et Clinty, encouragé, invite la femme de tous ses fantasmes à boire un verre chez lui.
La prude Marylène et le peureux Clinty semblent se tourner autour, une belle histoire d'amour est-elle en train de naître ?
Pas sûr puisque le lendemain ça n'est pas avec lui que Marylène compte se marier à l'église.
Mais un jour, le regard de Clinty ne pourra pas se détacher de l'obnubilant décolleté de son invitée, et après de nombreuses transactions et hésitations, la belle caissière acceptera contre une somme très modique ( afin de préserver son honneur ) de lui dévoiler brièvement un de ses seins.
A partir de là, l'engrenage se met en place. Clinty découvre les prémisses de la sculpturale nudité féminine, c'est son premier contact visuel en trois dimensions.
Jusqu'où est-il prêt à aller pour en voir davantage ? Et pourquoi pas plus encore ?
"Vous savez, madame Benninkova, la femme nue est rare dans la vie d'un handicapé. Ce qui est rare est cher."
Vous le découvrirez en allant au bout de ce livre, à la conclusion aussi glaciale que réjouissante.
Malgré ses airs de ne pas y toucher, j'ai pensé en lisant ce conte aussi amusant que dérangeant à toutes les personnes seules prêtes à tout pour briser ce cercle de solitude. Parce qu'il s'agit ici d'un hurlement de détresse. La transaction a beau se dérouler entre deux personnes consentantes, il y en a clairement une qui cherche à abuser du désespoir de l'autre.
"Elle aurait pu faire de moi ce qu'elle voulait."
Dans le même esprit, j'ai pensé à toutes ces victimes du "broutage informatique" sur les sites de rencontre, ces personnes qui ne se rendent pas compte que la superbe créature qui est tombée folle amoureuse d'eux et qui a besoin d'argent pour se sortir du pétrin ou les rejoindre en Europe n'est autre qu'un arnaqueur dont c'est le mode de vie.
Pitoyable ? La naïveté peut-être mais pourquoi condamner quelqu'un qui a besoin justement qu'on lui vende du rêve, qui a besoin de croire que c'est vrai et qui préfère finalement risquer d'être manipulé, risquer de tout perdre, juste au cas où il y aurait une infime chance que cet amour soit sincère ?
Parce qu'avant la nudité féminine, c'est bien la réciprocité de sentiments que cherche à découvrir Clinty, émouvant et grotesque à la fois, et dont le malheur n'intéresse personne.
"J'avais fait mon deuil de bien des éventualités de bonheur."
Un petit coup de gueule au passage contre tous ceux qui profitent de la misère humaine, qu'elle soit financière, intellectuelle ou physique.
Qu'il s'agisse de pilules miracles amaigrissantes ou autres, de faux héritage, de voyance de pacotille, ça me scandalise qu'on puisse s'enrichir en profitant des faiblesses d'autrui, en appuyant là où ça fait mal.
"Il n'est pas loyal d'abuser de la faiblesse d'un handicapé, d'exploiter sa crédulité."
Et comment ne pas évoquer également la plume de
Franz Bartelt ?
Avec un tel sujet, il était très facile de tomber dans le graveleux et pourtant, l'écriture demeure d'un bout à l'autre d'une rare délicatesse. Pour évoquer la relation ambiguë entre Marylène et Clinty, l'auteur utilise des termes comme "marivaudage initiatique" ou "accointances vespérales".
Franz Bartlet est un auteur vraiment unique. Il parvient avec succès à mélanger des genres comme le conte de fée dans son aspect le plus enfantin avec des passages limite gore et d'autres teintés donc d'un léger érotisme. Il parvient en quelques lignes à nous faire comprendre qu'une situation en apparence très drôle peut s'avérer finalement tragique. On est dans un décalage constant tant le court roman présente de degrés de lectures. On passe de l'absurde à l'émouvant, du rire au malaise et à la révolte, du propos léger à la réflexion profonde, et ce toujours en une fraction de seconde.
Parce que la magie de ce livre, elle est finalement avant tout dans les mots.