Le remarquable dans le conte «
L' éternelle histoire » inclus dans «
le diner de Babette » est non pas seulement la manière de raconter de
Karen Blixen, foisonnante, entrant dans la psychologie de ses personnages, passionnante en un mot, mais de plus la modernité de la chute : â la manière de
Tchekhov, le
conte se termine sans fin heureuse et sans fin malheureuse.
C'est le voyage qui compte, pas la destination.
Karen Blixen nous invite à Canton, nous fait côtoyer l'homme le plus riche, vieux, malade, seul et impuissant, Monsieur Clay, persuadé de son omnipotence, nabab commerçant en thé; elle nous présente son jeune aide, comptable à l'esprit aiguisé, Elishama, enfant juif rescapé du pogrom de 1845 en Pologne, où toute sa famille a été massacrée. Il est parti comme un petit colis, suivant une famille pauvre rescapée, a survécu à de multiples aventures dont il se souvient à peine :
« Tous ces souvenirs imprécis gisaient au fond de sa mémoire, tels des poissons des grands fonds qui n'apparaissaient jamais à la lumière. »
Il n'a pas de souvenir de son enfance et non plus pas d'illusion, pas de désir, pas d'ambition.
Monsieur Clay, insomniaque lui demande de lire les livres de compte la nuit, puis il exige qu'il lui raconte une histoire. l'‘omnipotence aidant, après qu' Elishama lui ait lu des versets du prophète Esaïe, que le petit avait reçus et gardés puis avait fait traduire de l'hébreu, le tout puissant ( pense-t-il) Clay raconte lui même une histoire.
Tous les soirs, une histoire.
Celle que les marins se racontent : un vieux qui invite un marin vigoureux et lui donne de l'argent pour baiser sa femme.
Elishama, lui, le sait : c'est une histoire que les marins les plus pauvres se racontent, mais qui n'a jamais existé et ne pourra jamais exister : les marins payent les pauvres filles des ports, point-barre, or ce serait, dit Blixen , une offense à la loi de l'offre et de la demande de rêver une histoire où ils seraient payés pour le même acte.
Cependant, bravant la logique, toujours persuadé de son pouvoir presque divin, et surtout indifférent à la dépense qui n'aura pas de limite, puisqu'il faut non seulement rémunérer le marin, mais aussi la jeune femme improvisée , Clay se propose de faire exister cette histoire inventée.
Oui, grâce à lui, un marin et d'autres marins après lui, raconteront cette histoire qu'il va mettre en scène, peu importe le prix et , cette fois, ce sera du vécu.
En fait, grâce à Elishama, responsable de la tractation, et pas payé pour le faire.
Mis à son tour en scène par Orson Welles : l'art invente la nature, l'art rend visible la nature, l'art rend réel les fantasmes inventés.
LC thématique :Cap sur le Nord