Léo, le personnage auquel Alain Blottière donne vie dans « Azur noir », fait revivre en lui le poète qu’il suit à la trace.
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Comme dans Le Tombeau de Tommy ou Rêveurs, le héros du roman est un adolescent en proie à des émotions extrêmes. D’emblée, tout est en place pour l’obsession [...] Un roman d’un charme profond et d’une menace effrayante.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Ebloui, malgré quelques mots trop rares ou trop crus, effrayé, même, par la violente splendeur de certaines visions féroces, Verlaine répondit aussitôt, parlant de l'effet prodigieux de ces vers, demandant un peu de patience le temps de préparer l'accueil. Il organisa une quête à Paris auprès de ses amis poètes pour ce jeune inconnu. Après avoir convaincu Mathilde et ses beaux-parents de l'héberger un temps rue Nicolet, il envoya un mandat à Rimbaud pour le billet de train, accompagné de son adresse et de quelques mots: "Venez, je m'occupe du reste."
Ce fut en décembre, juste avant Noël que Rimbaud dut quitter l'hôtel des Etrangers. Il n'était pas malheureux d'aller se battre avec l'hiver. Il avait déjà souvent dormi dans la neige, avait allumé des feux tout au bord d'étangs gelés, n'avait plus senti ses doigts dans les bourrasques glacées mais c'était comme au soleil qu'il imaginait aux pays chauds, la même brûlure des sens, la même blessure féconde, la même danse enflammée du corps offert à tout un monde merveilleux car il était cruel.
Rimbaud se mit à rire. Il passa sa grosse main dans ses cheveux en désordre puis sur son visage comme s’il voulait en débarrasser l’air heureux d’enfant récompensé.
Il dut y avoir entre eux encore quelques phrases banales, puis la vieille les entraîna de l’autre côté du couloir, dans la salle à manger où la table était mise. Il y avait de l’argenterie, du cristal et de la porcelaine sur une nappe de dentelle. Il y avait la bonne postée dans la cuisine au sous-sol qu’on appelait avec une clochette et qui passait les plats, il y avait la belle-mère qui ne cessait d’épier les manières du petit provincial, la façon dont il coupait la viande et avalait son pain, il y avait Mathilde qui ne levait pas les yeux de sa soupe, il y avait sa petite sœur Marguerite qui n’avait pas faim et se tortillait sur sa chaise, il y avait une jeune parente qui s’appelait Emma, il y avait un chien qui s’appelait Gastineau, il y avait Verlaine qui parfois posait sa main sur la sienne, il y avait Cros qui l’emmerdait avec des questions si embarrassantes, pourquoi bleuissait la prunelle : parce que l’azur est bleu ; comment lui était venue la virgule des pollens : tombée du ciel ; et quel était le sens de ce cœur qui bavait à la poupe : aucun sens, un sentiment. Verlaine riait de ses réponses, mais lui aurait voulu planter son couteau dans la gorge de ce Cros. Il laissa retomber ses couverts qui tintèrent avec fracas dans son assiette vide, prit dans sa poche les seules choses qu’il avait emportées avec ses poèmes, une pipe en terre, des allumettes et quelques brins de tabac, alluma le fourneau, souffla sur les dîneurs éberlués, qui traînaient encore sur leur flan à la vanille, une fumée âcre. Rompant un long silence, il dit qu’il était fatigué et voulait dormir.
la gare de l’Est demeurait la plus belle de Paris, selon Léo, avec son immense vitrail en rosace, sa galerie de colonnes et d’arceaux comme celle d’un cloître, ses deux ailes, qui en faisaient un étonnant mélange de basilique et de temple, de cathédrale et de château. Rien n’avait changé, surtout pas la grande esplanade pavée qu’il fallait traverser en évitant les fiacres. Léo, qui s’était assis contre une colonne et avait fermé les yeux pour les voir, aperçut les deux poètes s’approcher de lui, dans l’air pur et sous le ciel bleu de ce mars encore frais où voltigeait une nuée d’étourneaux. Verlaine en chapeau râpé, peut-être un peu ivre, faisait valser sa canne, un pas devant lui Rimbaud plus ébouriffé que jamais, vêtu du manteau dessiné par Gavroche, portait à l’épaule un sac de toile qui devait contenir quelques livres, quelques vêtements usés, des carnets et des feuilles éparses couvertes de son écriture d’écolier si sage. Il avait donc fallu qu’il reparte, Paris n’en avait pas voulu ni encore moins Mathilde qui, pour éviter une séparation définitive, revenir et reprendre une vie commune, l’avait exigé. Verlaine avait cédé, il l’aimait encore, ou du moins s’efforçait-il de le croire pour ne pas se rendre à l’évidence qu’il avait surtout besoin du nid rassurant de la rue Nicolet.
Même dans la gare, l’ange en exil qui retournait dans sa province marchait trop vite pour Verlaine qui peinait à le suivre, avait peur de le perdre dans la foule des voyageurs. Ils étaient en avance, pourtant, mais Rimb fulminait d’avoir été chassé et surtout ne voulait plus l’entendre, celui à qui il avait tout donné, son seul frère, son seul père et son amant des nuits d’ivresse. Sur tout le chemin de la gare, Verlaine lui avait répété qu’il le ferait revenir, bientôt, sûrement, qu’il fallait juste un peu de patience, attendre le bon moment, dès que Mathilde se serait calmée. Mais cela n’arriverait jamais, avait répondu le diable, cette fille l’empêcherait de vivre et d’aimer, c’était elle et son fils qu’il devait abandonner s’il voulait vivre libre et voir avec lui les enchantements du monde. Maintenant il ne supportait plus d’entendre ses explications, ses raisons, ses protestations quand il lui avait demandé s’il l’aimait encore autant qu’il l’avait aimé. À cet instant, seul Léo savait que le Verlaine tiendrait sa promesse, qu’il ferait en mai revenir le diable, lui louerait une chambre rue Monsieur-le-Prince, qu’il quitterait pour lui Mathilde et son fils en juillet, qu’ils s’enfuiraient ensemble, vivraient à Bruxelles, à Londres, que le poète ivrogne irait en prison par amour pour l’ange, qu’ils ne se quitteraient pour toujours que trois ans plus tard.
Au moment où Rimbaud montait dans le wagon, Verlaine le retint par la manche pour au moins l’étreindre et quand le diable se retourna, une fois encore il fut ébloui par le soleil de ses yeux bleus et de ses joues roses où affleurait désormais un duvet blond, et reçut le baiser qu’il lui donna sur la bouche, sans gêne au milieu des voyageurs, et le sourire cruel qui l’accompagna, comme deux lames de couteau dans sa poitrine. L’enfant sauvage dans le wagon derrière la vitre et le poète parisien sur le quai ne se quittèrent pas des yeux jusqu’au départ, dans le tumulte qu’ils n’entendaient pas des portes claquées et des coups de sifflet. Léo vit qu’à l’instant où le train s’ébranlait dans le grincement cadencé de ses bielles, Verlaine avait sorti un mouchoir et s’essuyait les yeux.
Mais maintenant, avec tous ces cataclysmes, ces gens qui meurent déjà par centaines de milliers... ce ne sont plus les corps qui souffrent et qui meurent, c’est la Terre, n’est-ce pas ? Rassurez-vous, elle est déjà presque invivable et vous non plus, et tous les autres, vous ne serez pas tristes de la quitter.
A l'occasion du Prix Orange du livre 2020, les jurés issus de la communauté Lecteurs.com présentent chacun des 5 finalistes.
Voici Hanaë, pour "Azur noir" d'Alain Blottière (Gallimard).
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