Dans un futur indéterminé, les livres sont devenus des objets subversifs, donc formellement interdits.
Eh oui, sachez-le, amis babéliotes : la lecture, c'est dangereux !
La lecture est dangereuse, avant tout, parce qu'elle permet de penser, de réfléchir : c'est gênant pour le pouvoir en place.
Dame ! Où va-t-on si les citoyens se mettent à penser par eux-mêmes au lieu de vivre une petite vie sans histoire et de suivre un chemin tout tracé ? On ne va tout de même pas tolérer le désordre que cela engendrerait !
Le prêt-à-penser, il n'y a que ça de vrai !
Alors, ce prêt-à-penser, le pouvoir l'impose par la force. Et puis tout le monde finit par y trouver son compte. Parce que les citoyens, détournés de la lecture, sont amenés à d'autres activités et sont finalement heureux. Heureux de ne plus penser.
Ça doit reposer !
Mais attention, l'inaction pourrait être dangereuse. Elle pourrait conduire certains à se poser des questions, et finalement... à penser.
C'est rebelle un cerveau, ça veut penser.
Alors, on n'est jamais trop prudent, il faut combler le vide, ne rien laisser au hasard. Il faut occuper les cerveaux.
Et quoi de mieux pour cela que des écrans ? Des écrans géants allumés en permanence sur tous les murs de la maison ? Des écrans sur lesquels s'agitent sans cesse une galerie de personnages pathétiques dont les habitants hébétés suivent les "aventures", allant même jusqu'à les considérer comme étant leur "famille" ?
Ainsi, les gens sont heureux, et le pouvoir (qui n'a jamais aussi bien porté son nom) agit sans entrave : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Enfin, presque tout. Parce qu'il y a quelques récalcitrants.
Qu'à cela ne tienne : ils sont traqués sans répit et impitoyablement éliminés.
Par des pompiers.
Oui, des pompiers ! Par une géniale inversion des rôles, ceux qui sont chargés de faire régner l'ordre sont des pompiers. D'un genre un peu particulier. Les brigades sont super organisées et équipées, les lances crachent du pétrole au lieu de déverser de l'eau. Toute maison de contrevenant est impitoyablement brûlée, réduite en cendres du sol au plafond.
Avec ses occupants.
Sans état d'âme, puisque c'est pour le bien de la société.
Je trouve incroyable de penser que
Ray Bradbury a écrit ce roman en 1953 ! Ce texte qui fait froid dans le dos est tellement moderne, tellement actuel... hélas.
Dans l'Histoire les dictatures ont toujours poursuivi les écrivains, ces gêneurs qui offrent au peuple de la matière à penser.
Je pense, entre autres, à
Alexandre Soljenitsyne ou au poète
Ossip Mandelstam en Russie, mais les exemples sont légion, partout et à toutes les époques. Les pouvoirs totalitaires voient toujours d'un très mauvais oeil tout ce qui pourrait amener le peuple à penser hors des cadres, hors de la pensée unique imposée. Ils traquent donc tous ceux qui à travers la littérature ou plus généralement la culture constituent un danger.
Et en plus de poursuivre les auteurs, ils n'hésitent pas à détruire des
oeuvres. Des livres, mais aussi d'autres objets, comme les magnifiques Bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan démolis en 2001 par les talibans.
Pourquoi ai-je écrit que ce roman était très actuel ? Parce que je crois profondément que nous vivons la même situation.
En France, en 2018. D'une façon plus insidieuse, mais tout aussi réelle.
L'effondrement du niveau des apprentissages scolaires dans notre pays est tel qu'il devient flagrant et ne peut plus être nié. Notre système public d'éducation, autrefois si performant, "forme" actuellement des générations d'élèves qui lisent très mal, ne maîtrisent pas la grammaire élémentaire et disposent d'un vocabulaire ultra réduit. Pour la grande majorité d'entre eux, il n'est hélas plus besoin d'interdire les livres : ils ne lisent pas. Ils ne lisent pas parce que lire est une activité, pour eux, désagréable et trop complexe compte-tenu de leur niveau. Et totalement inintéressante.
Parallèlement, ils sont abreuvés d'écrans sur lesquels ils passent le plus clair de leur temps.
Ray Bradbury l'a imaginé, mais nous, société française l'avons fait.
Fabriquer des générations de citoyens privés de culture, privés de véritable réflexion, occupés pour ne plus penser.
Des citoyens-moutons, manipulables à souhait.
Ce qui m'a amusée dans le roman me terrifie dans la vie réelle.
Jamais le terme de "pouvoir" pour désigner les dirigeants d'une société n'aura autant pris ce sens que maintenant. Ceux qui tirent les ficelles se réjouissent de voir à quel point leur prêt-à-penser fonctionne. Les médias relaient en boucle ce qu'il est de bon ton de penser, les "débats" n'en sont pas car qui pense hors de la pensée unique est hué, conspué, et réduit au silence.
Le prêt-à-penser est imposé, c'est la norme bien-pensante.
C'est terrifiant.
Quand on pense qu'un dirigeant de grande chaîne de télévision s'est vanté de vendre du "temps de cerveau disponible", les écrans géants des maisons de
Fahrenheit 451 ne sont pas loin.
Alors, que faire pour éviter que ce terrible roman ne devienne réel ?
Résister !
Lire et faire lire autour de soi. Partager cette curiosité qui garde nos cerveaux éveillés.
Faire vivre l'instruction et la culture.
C'est indispensable, c'est vital !
Une lecture choc que je recommande à tous, adultes ou adolescents.
Mon fils de quatorze ans avec qui j'ai lu ce roman (nous aimons partager des lectures) a adoré, et nous avons eu pendant et après la lecture des discussions passionnantes.
Je rajoute une petite remarque : mon édition (folio science-fiction) comporte une préface très intéressante du traducteur,
Jacques Chambon. On peut y lire ceci, écrit par
Jean d'Ormesson dans le Figaro du 10 décembre 1992 au lendemain de la suppression de l'émission littéraire "Caractères" animée par
Bernard Rapp sur France 3 : "On ne brûle pas encore les livres, mais on les étouffe sous le silence. La censure, aujourd'hui, est vomie par tout le monde. Et, en effet, ce ne sont pas des livres d'adversaires, ce ne sont pas les idées séditieuses que l'on condamne au bûcher de l'oubli : ce sont tous les livres et toutes les idées. Et pourquoi les condamne-t-on ? Pour la raison la plus simple : parce qu'ils n'attirent pas assez de public, parce qu'ils n'entraînent pas assez de publicité, parce qu'ils ne rapportent pas assez d'argent. La dictature de l'audimat, c'est la dictature de l'argent. C'est l'argent contre la culture [...] On pouvait croire naïvement que le service public avait une vocation culturelle, éducative, formatrice, quelque chose, peut-être, qui ressemblerait à une mission. Nous nous trompions très fort. le service public s'aligne sur la vulgarité générale. La République n'a pas besoin d'écrivains."
Triste, mais vrai.
Alors, résistons !