Roman à la construction très habile, Ne le dis à personne alterne les chapitres passé / présent avec un même narrateur. La subtilité et l'originalité comparé aux autres romans présentant cette structure, c'est que ...
Que ...
Bah merde. Qu'est-ce que je voulais écrire ?
Excusez-moi mais gros trou noir là. de quoi je suis en train de parler ?
Bon, réfléchissons.
Je suis sur un site qui s'appelle Babelio, j'ai ouvert un onglet "ajouter une critique", et je suis sur la page d'un roman de
Paul Cleave. Logiquement, c'est que j'ai deux ou trois bricoles à raconter à son sujet.
Sauf que je n'ai plus la moindre idée des thèmes abordés dans le roman, et encore moins de son histoire.
C'est pourtant probablement le dernier livre que j'ai lu. Juste après ...
Tiens c'est vraiment étrange et guère rassurant. le dernier bouquin que je me souviens avoir eu entre les mains c'est Oui-oui et la voiture jaune.
Et j'avais sept ans.
On dirait que mes souvenirs jouent à saute-mouton, tout se mélange un peu dans ma tête.
"Les souvenirs fluctuent, ils s'agitent, certains se fixent, d'autres disparaissent."
Des pans entiers de ma mémoire se sont comme volatilisés.
Bon, il n'y a pas cinquante solutions. Si je veux venir à bout de cette appréciation, je dois à tout prix retrouver mon carnet.
Parce que ça au moins, je m'en souviens. Je prends des notes quand je lis. Je fais un petit résumé, je sélectionne quelques citations qui pourraient illustrer mon propos, et j'indique mes idées ou mes réflexions pour être sûr de ne pas les ... oublier.
Oui, j'ai conscience de l'ironie de la situation.
Je vais donc mettre la main sur mon petit cahier, et ça devrait suffire pour donner le change si quelqu'un lit ma critique.
Je devrais le retrouver dans un tiroir.
J'éteins la télévision au moment où la présentatrice fait part d'un meurtre particulièrement sanglant ayant eu lieu la veille. Un jeune femme a été sauvagement assassinée, pas très loin de chez moi.
Ca me rappelle quelque chose, mais à nouveau, impossible de mettre le doigt dessus.
Avant de me mettre à la recherche du carnet, je dois à tout prix vider ma vessie. Deuxième porte à gauche, juste à côté de la salle de bain.
Alors que je me soulage, j'entends une voix hystérique hurler :
- Mais qu'est-ce que vous faîtes dans ma chambre ? Vous êtes malade !
* * *
Suite à ma petite erreur d'appréciation, un aide-soignant m'emmène et me fait longer les couloirs d'un établissement qui ne ressemble en rien à ma maison. Jusqu'à une salle où me rejoint un médecin qui m'examine puis m'interroge.
- Est-ce que vous savez comment vous vous appelez ?
Petit temps d'hésitation avant que je ne réponde :
- Oui bien sûr, je suis Jerry Gray
- Ok Jerry, c'est bien. Et est-ce que vous savez ce que vous faîtes dans la vie ?
- Je lis des livres et je publie des critiques sur internet ? Je vais toujours à l'école ?
- Non Jerry. Vous êtes écrivain, vous avez quarante-neuf ans et vous résidez désormais dans cette maison de santé. C'est une structure d'accueil spécialisée.
Pourtant j'ai l'air plutôt en forme à l'exception de cette mémoire aussi trouée que du gruyère.
- Et quand est-ce que je peux rentrer chez moi ? Je dois à tout prix récupérer mon carnet.
- Ecoutez Jerry, calmez-vous. Vous avez d'autres préoccupations que votre journal intime actuellement.
- Ce n'est pas un journal mais un carnet !
- Ecoutez-moi, Jerry. J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle à vous annoncer. La mauvaise, c'est que vous souffrez d'un Alzheimer précoce, et c'est la raison pour laquelle vos souvenirs vous jouent des tours, que vous ne savez plus toujours où vous êtes ni ce que vous faîtes.
- Et la bonne ?
- Demain vous aurez sûrement encore oublié de quoi vous souffrez. Mais vous avez encore de bons jours, même s'ils s'espacent de plus en plus.
"Certains jours vous êtes parfaitement lucide, et d'autres vous ne savez pas où vous êtes, ni même qui vous êtes."
Allez donc vous reposer en attendant que la police ne vienne vous interroger.
- A quel sujet ?
- Vous avez encore disparu hier, quasiment toute la journée. Etant donné qu'un assassinat a été commis au même moment, ils aimeraient probablement savoir si vous avez été le témoin de quelque chose, ou si vous avez été impliqué d'une façon ou d'une autre.
A ce moment j'ai comme un flash, une révélation.
- Docteur, je crois que je suis coupable. Je me revois revêtu d'une armure décapiter tous mes professeurs. J'ai également pourfendu la principale, madame Rozanne, avec un "z", de mon épée parce qu'elle s'était transformée en zombie.
- Vous confondez encore ce que vous avez écrit et la réalité, Jerry. Vous me décrivez "Le collège maudit" que vous avez rédigé à douze ans alors que vous n'étiez qu'un pré-ado mal dans sa peau. A mon avis, vous n'avez jamais fait de mal à personne. Vous confondez parfois la réalité avec tout ce que vous avez écrit sous le pseudonyme d'Antyryia.
"Ce n'est pas juste le nom que tu inscris sur la couverture de tes livres, c'est le personnage que tu essaies de devenir quand tu écris."
* * *
De retour dans ma chambre, je soulève différentes lattes du parquet, jusqu'à accéder enfin à ma cachette. Dans laquelle se trouvent un pantalon tâché de sang et un long couteau aux reflets couleur rouille. Ca va être difficile d'expliquer leur présence ici aux forces de l'ordre. Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'ils font ici. Serais-je réellement le tueur recherché ? Quelle autre explication plausible pourrait-il y avoir ?
"C'est ton putain d'Alzheimer, mon pote, ça t'embrouille le cerveau."
Comment est-il possible que la journée d'hier ait ainsi pu être totalement rayée de ma carte mémorielle ? Je devrais quand même m'en souvenir si j'avais tué quelqu'un. Pour quelle raison aurais-je pu commettre un acte aussi abominable ?
Vous avez une idée de ce que ça fait de ne pas savoir si on est un assassin ?
Comment je vais pouvoir me défendre ?
Et que font ces boucles d'oreille dans ma poche ?
"Qu'est-ce qui est réel, et qu'est-ce qui ne l'est pas ?"
"Quel que soit l'angle sous lequel j'analyse les choses, ça ne colle pas. Je le saurais si c'était moi."
Le temps m'est désormais compté. Heureusement, le fameux carnet est là lui aussi, j'avais du l'emmener avec moi quand j'ai quitté mon domicile. Et j'ai effectivement pris quelques notes sur le roman de
Paul Cleave. Ca devrait suffire à exprimer mon avis. Je n'ai plus qu'à jeter mes idées en vrac et si j'ai le temps j'insérerai quelques citations au hasard.
* * *
- La dualité entre le personnage principal Jerry Gray et Henry Cutter ( l'homme qu'il devient lorsqu'il écrit des romans policiers ) n'est pas sans rappeler
La part des ténèbres de
Stephen King. Se cache-t-il derrière cet attachant personnage, malade et perdu, un monstre assoiffé de sang ?
On éprouve énormément d'empathie pour Jerry, mais on doute pourtant constamment de son innocence tant son alter-ego semble capable du pire pour trouver l'inspiration. La question n'est d'ailleurs pas de savoir s'il est un meurtrier, mais davantage de savoir qui il a réellement assassiné, et dans quelles circonstances ...
- Quel dommage de la part des éditions Sonatine d'avoir modifié le titre que le roman devait prendre initialement ( "J'ai tué ?" ), ainsi que la première couverture où ce "J'ai tué ?" était écrit en lettres de sang sur un post-it. Cela dit, si la nouvelle illustration est assez insipide, le titre "
Ne fais confiance à personne" reflète particulièrement toute la paranoïa dont est victime Jerry, qui ne sait plus qui croire et qui ignore de quoi il est réellement coupable. Les indices se contredisent. Et bien sûr, son plus grand ennemi reste lui-même étant donné qu'il ne peut pas non plus se fier à sa propre mémoire.
- Alors que traiter d'un sujet comme Alzheimer pourrait paraître le meilleur moyen de perdre son lecteur,
Paul Cleave parvient à garder le cap de bout en bout ( même si le roman s'essouffle un peu à la fin après un début absolument brillant ). Bien sûr, il y a de nombreuses ellipses et le roman ressemble à un puzzle auquel il manquerait des pièces. Mais si nous suivons le parcours chaotique d'un homme dont la vie est désormais régie par la confusion et l'absence de souvenirs, nous suivons aussi en parallèle les écrits fiables cette fois du Jerry passé. Un an plus tôt, quand sa maladie s'est déclarée, il notait consciencieusement à sa propre attention future le déroulé mouvementé de ses journées.
- Enfin, ce livre est un petit bijou d'humour noir. Avec un sujet pourtant grave, on reste constamment dans l'auto dérision. Jerry a toujours une personnalité pour présenter les évènements les plus dramatiques liés à sa maladie mentale avec beaucoup d'ironie, si bien que le lecteur peut se permettre d'en rire aussi. Et je pense en particulier à la voisine intrusive ou au mariage de sa fille qui, relatés sur ce ton, sont vraiment cocasses. Ce qui n'enlève rien à la description des ravages de la maladie, l'une des plus effrayantes qui soient.
En outre, et
Paul Cleave le précise dans ses remerciements, on sent que l'auteur s'est particulièrement amusé en donnant quelques éléments autobiographiques à son personnage, auteur reconnu de polars.
Cette mise en abîme est elle aussi divertissante et l'écrivain en profite non seulement pour s'imaginer confondre son propre passé et celui de ses romans ( fruits de son imagination ), mais aussi pour délivrer quelques réflexions à mon avis plus personnelles sur le respect de la langue, et également sur les critiques littéraires qui en quelques lignes médiocres s'autorisent parfois à ruiner une année de travail.
* * *
Ca y est, ils sont là.