Comme une série télévisée à haute intensité, à rebondissements et à ellipses, le feuilleton d'une utopie improbable et hallucinée, fondée sur la mer de déchets plastiques solidifiés du Pacifique nord.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/11/04/note-de-lecture-
le-paquebot-immobile-philippe-curval/
«
le paquebot immobile », c'est la colonie humaine qui s'est installée sur l'immense île de déchets plastiques créée au fil des décennies au milieu du Pacifique par l'anthropocène. Structure solidifiée et pérennisée par d'intenses travaux technologiques préalables à l'installation, elle a accueilli, sous l'égide de fondateurs s'inspirant certes des utopies du XIXème siècle mais résolument ancrés, technologiquement et juridiquement, dans le XXIème siècle, une communauté de libertaires aux formes et incarnations les plus variées, solidement sécurisée quasi-militairement par la suite lorsque des troubles pré-apocalyptiques commencèrent à hanter le monde entier ou presque. Utopie sans doute trop stable et trop idyllique, contre toutes attentes, puisque face à l'endormissement de son élan vital initial et de sa curiosité motrice, le principal fondateur, Robur, sans requérir vraiment l'avis de ses cinq associés, Branican, Servadac, Antifer et Aronnax, aux pseudonymes aussi verniens que le sien, décide de faire intervenir un sociologue renommé (dont le nom, Pairubus, ne peut être que d'emblée terriblement évocateur lui aussi) pour analyser cette paresse existentielle et le cas échéant en concevoir les remèdes. Mais lorsque Robur disparaît soudainement, les observateurs locaux avertis ne peuvent que constater que le remède apparemment proposé et en cours d'implémentation semble bien pire que le mal, et que la marge délicate qui peut séparer l'utopie libertaire de la dictature pure et simple est sans doute en train d'être franchie à vive allure. C'est alors que débarque sur l'île de plastique la jeune Véra, jadis lanceuse d'alerte quasi-professionnelle aux États-Unis et désormais militante recherchée et en fuite – et par ailleurs nantie d'un étonnant don de précognition à très court terme.
Deux ans après le bref, intense et superbe «
Un souvenir de Loti », flamboyante utopie spatiale revisitée sous l'angle inhabituel de l'amour fou cher à
André Breton,
Philippe Curval nous proposait en 2020, toujours à La Volte, ce « Paquebot immobile » dont les déchets plastiques concentrés et assemblés constituent un détour joueur et diablement haletant pour plonger les fondations de certaines utopies « classiques », philosophiquement et politiquement conçues au XIXème siècle, dans le bain acide d'une anticipation fort peu lointaine (et dont un
John Feffer, par exemple, ne renierait sans doute pas certaines des caractéristiques géopolitiques les plus marquantes – quand bien même
Philippe Curval, en un réjouissant clin d'oeil, relie la situation globale décrite ici à grands traits à celle travaillée bien des années auparavant par lui, et en détail, dans le Marcom de «
L'Europe après la pluie » (2016), et tout particulièrement en son sein dans le «
Cette chère humanité » de… 1976 ! : l'extraordinaire longévité littéraire de l'auteur est en soi un sujet de réjouissance en ce début de XXIème siècle bien amorcé, qui en manque cruellement par ailleurs).
Avec ses abondantes références à
Jules Verne (dans les noms des fondatrices et fondateurs du « Paquebot immobile », bien entendu, mais aussi dans les goûteux titres des 48 premiers chapitres, « Où l'on voit que les compagnons de Robur préparent la riposte », « Par lequel on apprend l'existence des Aventuriers du ciel », « de l'instant où la faille apparut », par exemple, ou encore par les résonances obligatoires avec «
Une ville flottante », «
Une ville idéale » ou « L'île à hélice », et par l'usage malicieux de quelques tournures surannées fleurant bon leurs «
Mirifiques aventures de maître Antifer » ou leurs « Tribulations d'un Chinois en Chine »), fort malencontreusement coincée entre l'enclume de l'anarchisme radical, solipsiste, ouvrant la voie à bien des horreurs néo-libérales plus ou moins assumées de nos jours, de
Max Stirner et de son «
L'unique et sa propriété » de 1844 (quelle drôle d'idée tout de même de la part du conquérant Robur de s'être appuyé initialement sur ce philosophe-là, entre tous) et le marteau de la cruelle pataphysique d'
Alfred Jarry, l'utopie plonge ici avec délectation dans la forme et l'atmosphère du roman-feuilleton du siècle de la Révolution industrielle, celui d'
Alexandre Dumas et plus encore d'
Eugène Sue (même remaniés tous deux par des incursions narratives dignes de l'
Adolfo Bioy Casarès de «
L'invention de Morel » ou de « Plan d'évasion »), mais d'une manière ne dédaignant pas de se laisser moderniser par les mécanismes des grandes séries télévisées contemporaines, comme les nombreux échos du type « Précédemment dans
le Paquebot immobile« et les rusés changements de point de vue nous le rappellent joliment.
Cet ancrage historique et populaire, cet hommage profond au divertissement sérieux, n'empêchent absolument pas «
le paquebot immobile » de saisir en discrète puissance de brûlantes questions philosophiques et politiques, bien au contraire. Comme le rappelait
Ketty Steward dans sa récente et magnifique contribution au recueil collectif d'essais «
Ursula K. le Guin :
de l'autre côté des mots » (ActuSF, 2021), à propos de la dimension temporelle dans « Les dépossédés », il y a bien ici un enjeu central autour des moteurs d'une société, et tout particulièrement d'une société qui a su s'approprier avec intelligence le principe Espérance du désir d'utopie cher à
Fredric Jameson : comme dans le passionnant « The Caryatids » (2009) de
Bruce Sterling, toujours non traduit en français à l'heure actuelle, et comme à la racine de l'ensemble du cycle de la Culture de Iain M. Banks, c'est dans l'équilibre délicat entre le sens du collectif, les aspirations individuelles et la curiosité fondamentale, soif de découverte et d'expérimentation, que se trouve un chemin socio-politique des plus prometteurs. Et c'est ainsi que
Philippe Curval, soixante ans après la publication de son premier roman, maîtrisant comme bien peu les motifs et les ressorts de la science-fiction au long cours et de la littérature populaire ambitieuse, continue de nous surprendre, de nous enchanter et de nous donner à penser.
Lien :
https://charybde2.wordpress...