Pour la première fois en français, une somme critique, littéraire et poétique particulièrement impressionnante, avec 29 contributrices et contributeurs, à propos de la grande
Ursula K. le Guin.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/12/02/note-de-lecture-ursula-k-le-guin-de-lautre-cote-des-mots-collectif/
Publiée chez ActuSF en août 2021, coordonnée et préfacée par
David Meulemans, que l'on connaissait avant tout comme le responsable des éditions Aux Forges de Vulcain, mais que l'on avait découvert à la sortie en français du « Langage de la nuit » en 2016, lors d'une mémorable soirée à la librairie Charybde (à écouter ici) en compagnie de
Martin Winckler, comme un redoutable aficionado d'
Ursula K. le Guin, «
de l'autre côté des mots » s'affirme avec fougue et intelligence comme la grande somme critique qui manquait en français à propos de cette immense autrice dont on regrettera longtemps pour diverses raisons (mais notamment, ici, de nécessaire brouillage des frontières trop rigides entre genres littéraires) que le comité Nobel n'ait pas jugé bon de la couronner, contre toutes évidences, avant son décès en 2018.
Ayant mobilisé 29 contributrices et contributeurs, ce volume impressionne et réjouit.
D'abord, par l'ampleur du champ couvert, y compris du côté du travail le moins connu ou spectaculaire de l'autrice des « Dépossédés » et du cycle de «
Terremer » : poésie, grâce à luvan (« Music and poetry of the Kesh ») et
Aurélie Thiria-Meulemans (« Perpétuelle étrangère :
Ursula K. le Guin ou la poésie du regard extérieur ») – à qui l'on doit également la superbe biographie abrégée qui ouvre le recueil -, musique, grâce au précieux travail de David Creuze en écho à celui de luvan mentionné ci-dessus («
Le Guin musicienne »), traduction, grâce à Carole Fillière («
Ursula K. le Guin ou les territoires de la traduction ») et à
Jean-Louis Courriol («
Le Guin traductrice du roman : question pour Georghe Săsărman ») – car il faut rappeler par exemple que c'est largement à l'autrice américaine que l'on doit la découverte hors du monde hispanophone de la grande
Angélica Gorodischer, dont La Volte porte désormais le flambeau en français, avec «
Kalpa impérial » ou «
Trafalgar » -, source d'adaptation animée pas totalement réussie (c'est
Adrien Pauchet qui nous raconte la rencontre ratée entre
Terremer et le Studio Ghibli dans son « Les
contes de Terremer : le poids d'un nom ») ou au contraire très satisfaisante (c'est
Franck Thomas qui nous parle dans son « L'autre côté de l'écran » de l'adaptation de «
L'autre côté du rêve » par la chaîne américaine PBS), littérature jeunesse (avec le «
Ursula K. le Guin est-elle la grand-mère de Harry Potter ? » de Clara Vert), voire roman dit réaliste, grâce à
Bernard Henninger («
Ursula K. le Guin, romancière réaliste » et « Questions à
Ursula K. le Guin »), qui fait bien plus que simplement réhabiliter les trop méconnus «
Chroniques orsiniennes« et «
Malafrena », notamment, ou même conceptrice d'
ateliers d'écriture et essayiste (facette de son travail découverte particulièrement tardivement en France), avec le « Éloge de l'ombre et de l'eau » d'Olivier Ciechelski comme avec « L'art de l'imaginaire » de
Xavier Mauméjean.
Ensuite par l'importance qui a été donnée à la réception de l'oeuvre, ce qui est bien trop rare à mon goût en matière d'études littéraires, qu'elles soient savantes ou plus populaires.
Xavier Dollo («
Ursula K. le Guin et la presse spécialisée en France : un panorama rapide et succinct ») se penche de près sur l'accueil reçu dès l'origine, tandis que
Pierre-Paul Durastanti (« Jalons personnels d'une balade en compagnie d'
Ursula K. le Guin ») nous en propose son enthousiasmante « réception personnelle », à laquelle pourrait se comparer d'une certaine manière la réédition de la préface écrite par Gérard Klein en 1977 en ouverture du « Livre d'Or » alors consacré à un échantillon de nouvelles de le Guin, ainsi que le superbe témoignage de
Caroline-Isabelle Caron (« Apprendre à se poser des questions »), celui d'
Olivier Paquet (« le temps et les mots ») et celui d'
Elisabeth Vonarburg (« À propos d'
Ursula K. le Guin »), en forme de belle conclusion à l'ensemble de l'ouvrage.
Bon nombre d'articles s'attachent à relire pour nous avec bonheur et intelligence, en choisissant soigneusement leurs angles, les pièces considérées plus généralement comme maîtresses dans l'oeuvre : le cycle de
Terremer, avec le «
Ursula K. le Guin, première Archimage de
Terremer » de
Thomas Spok et le remarquable article éponyme de Vincent Bontemps, puis avec le subtil et vigoureux « le
Tehanu ou la question de l'écriture féministe en fantasy » de
Vivien Féasson, qui ouvre directement une résonance majeure dans l'oeuvre de le Guin, avec l'entretien de
Stéphanie Nicot autour de «
La main gauche de la nuit » et de l'entrée en fiction de l'identité de genre, avec le texte lumineux de Florence Klein («
Lavinia : des regrets de
Virgile à la réécriture de l'Énéide au féminin ») et avec celui de Jeanne-A. Debats (« de l'influence des rayons gamma sur le comportement des Papadalupapadipus »), qui réussit notamment avec brio un exercice délicat de littérature comparée temporelle, en examinant le féminisme d'
Ursula K. le Guin à la lueur de ses éventuelles descendances plus radicales.
Tandis que
Claude Ecken, au sujet de «
L'autre côté du rêve », établit un brillant parallèle différentiel avec le travail de
Philip K. Dick, que
Gwennaël Gaffric traque la présence lancinante du taoïsme dans les écrits de le Guin (« le Tao d'Ursula ») et que
Francis Guèvremont suit les métamorphoses du mot et du thème « home » tout au long de l'oeuvre (« Home : un mot très simple et pourtant intraduisible »), trois articles parmi les plus puissants de l'ouvrage se concentrent sur celui qui est sans doute après tout l'ouvrage-phare de l'autrice, « Les dépossédés » (1974), prix Hugo, Nebula et Locus.
Marc Atallah (« Les murs utopiques peuvent-ils être brisés ? »), Alice Caradébian (« Traverser l'abysse desséché et détruire des murs : transgression et proximité de l'utopie dans Les Dépossédés ») et surtout
Ketty Steward (« L'utopie des Dépossédés au prisme des théories du temps ») justifient pleinement par la finesse et l'ambition de leurs analyses si convaincantes la place prééminente qu'un
Fredric Jameson confiait à
Ursula K. le Guin dans son fabuleux diptyque des «
Archéologies du futur », « le désir nommé utopie« et « Penser avec la science-fiction« . Et c'est bien ainsi que l'on souhaite que cet ouvrage remarquable contribuera encore et encore à donner envie à de plus en plus de lectrices et de lecteurs dans la richesse de cette oeuvre unique construite sur presque soixante ans d'activité de pensée et d'écriture.
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