***COUP DE COeUR RENTRÉE LITTÉRAIRE 2023***
On a tous dans le coeur un déserteur enfoui…
Déserter, traversée du désert, fuir la violence.
Mathias Enard commence son
Déserter avec un soldat pétri de culpabilité. Nous le suivons quelque part en Méditerranée, à travers la montagne, non loin de la mer. Il rejoint une cabane où il a vécu. Sa route va croiser une victime de la guerre, une jeune femme tondue.
En parallèle, nous sommes sur le paquebot Beethoven, face à l'ile aux Paons, dans les berges de l'
Havel du quartier Wannsee, au sud-ouest de Berlin, pour rendre hommage à Paul Heudeber, un imminent mathématicien. Pour comble de l'ironie, ce sommet mathématicien se tient le 11 septembre 2001.
La première histoire nous est contée par un narrateur impersonnel qui s'adresse régulièrement, en le tutoyant au soldat. La femme tondue, elle, s'exprime, de temps en temps, directement en « je ».
La vie du mathématicien nous est relatée par sa fille Irina qui intercale des poèmes et courriers qui témoignent du grand amour à distance entre ses parents. Lors de l'irruption du mur de Berlin en 1961, Paul est resté en RDA par idéal, tandis que Maja a choisi les honneurs en RFA.
Mathias Enard réussit le tour de force d'harmoniser toutes ces acrobaties narratives.
Les Babéliotes se plaignent des références mathématiques, et moi je ris de bon coeur parce que je suis nulle en maths et que je savoure la poésie matematico lyrique de
Déserter.
« Maja mon amour nous vaincrons, nous avons la force du cercle, celle du triangle rectangle sans lequel il n'y a pas de cercle, solides comme deux anneaux l'un dans l'autre, l'invariance du domaine de la passion… » p. 150
Faire des maths c'est
Déserter, une sorte de politique de l'autruche.
Les maths, la guerre, tout est sublimé par ce poème de Paul à Maja (p. 90).
« J'ai rêvé de toi ce matin c'est la guerre
Je t'ai rêvée tout autour de moi
Vibrante
Une douce explosion mon coeur de ta présence
C'est la guerre ce matin je t'ai rêvée
Parfaite comme les équations qui font voler les obus
Parfaite comme l'évidence des équations
Parfaite comme la violence
Entière
Tu étais là en moi
J'étais seul
Tous n'avaient que la guerre à la bouche
Je n'avais plus que toi
Et la tristesse de ta disparition »
Mathias Enard ne nous enseigne pas les maths mais il nous renseigne sur certains pans de l'histoire des mathématiques. Quelques exemples :
- Nasir al-Din Tusi (1201, à Tus en Iran - 1274), philosophe, mathématicien, astronome et théologien perse musulman.
"Pensé à Papa. Comment ne pas le décevoir. Qui va s'intéresser, ici, à Nasir al-Din Tusi, aux mathématiques au moment des invasions mongoles ? À ce vieux chiite reclus dans les montagnes des Assassins ? À sa vision des nombres irrationnels ? À ses cercles, ses ellipses, ses orbites ? Quelle solitude." (p.74)
- Nicolas Bourbaki (mathématicien imaginaire), à l'origine du « bourbakisme », mouvement né en 1935.
Ces échanges de haut vol entre éminences mathématiques, avec en toile de fond l'effondrement des tours jumelles, nous semblent stériles et sans âme. C'est avec plaisir que nous basculons dans le monde sauvage du soldat et la femme tondue, dont on ne connaitra pas les noms, on saura juste qu'ils habitaient des villages proches et se connaissaient de vue.
Dans une typographie atypique, Mathias nous offre des passages d'une rare beauté et puissance, comme la description de l'orage (début page 91). La violence imprévisible de l'orage est comparée à la guerre.
Comme
Georges Perec,
Mathias Enard revisite les codes romanesques. Il nous confie ses réflexions, ses interrogations sur le passé, le présent et l'avenir sous forme de fiction. Comme
Gustave Flaubert qui disait « Emma Bovary c'est moi »,
Mathias Enard pourrait dire « Irina, c'est moi ».
« L'enfermement, les évènements qui ont pesé sur l'année 2021, la guerre, si proche, si présente et si soudaine : autant de vagues qui me poussent vers les récifs. J'ai passé ma vie d'adulte à écrire, à parler et à écrire, et aujourd'hui que je viens de fêter mes soixante-dix ans, pour la première fois c'est ma propre vie que je raconte » (p. 35).
Le présent c'est 2021 avec la guerre d'Ukraine, le passé c'est la guerre, le mur de Berlin… et le futur ? il faut le décrypter entre les lignes.
Quel chef d'oeuvre ! Une thématique foisonnante sous le signe de «
déserter » : guerre / amour, réalité / fiction, théorie / pratique, vie sauvage / vie civilisée, relations hommes / femmes…, le tout étayé par une riche documentation.
Et pourtant, jamais je n'aurais eu le bonheur de
Déserter, sans cette lecture imposée par notre groupe de travail.
Et pourtant, je l'ai abordé à reculons car l'incipit n'est guère engageant :
« Il a posé son arme et se débarrasse avec peine de ses galoches dont l'odeur (excréments, sueur moisie) ajoute encore à la fatigue. »
J'ai cru que j'allais m'enliser, mais avant d'abandonner la partie, j'ai lu quelques critiques qui m'ont guidée.
J'espère vous avoir transmis mon enthousiasme et avoir le plaisir de lire vos billets, vos interprétations de
Déserter.
Je vous invite à vous laisser séduire par ce style savoureux, et à découvrir le devenir du soldat, de la femme tondue et de la sphère mathématicienne.