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sur 222 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Aimez-vous les mathématiques ? Croyez-vous en la poésie des mathématiques ? En leur capacité de sauver le monde ?
Déserter, ce sont deux histoires qui se côtoient et s'entrelacent, chapitre après chapitre, se parlent peut-être aussi même si on ne le voit pas au premier abord : celle d'un soldat qui fuit une guerre sans nom et celle d'un mathématicien, qui, après avoir été déporté à Buchenwald, choisit de vivre en Allemagne de l'Est.
Entrant dans ce livre, je suis entré dans un premier récit de guerre. C'est une sorte de guerre, non pas intemporelle, mais une de celles qui ne disent pas leur nom, de celles qui sévirent peut-être en Europe après la seconde guerre mondiale et qui continuent aujourd'hui. On ne sait pas. le mystère demeure entier jusqu'à la fin du récit.
La guerre est ici comme ailleurs, au milieu de ce roman que nous offre Mathias Énard.
Nous découvrons dans ce premier récit un déserteur. J'ai plutôt tendance à les admirer, ces gens-là.
La figure du déserteur a longtemps été identifiée à celui qui trahit. Tout dépend du point de vue où nous nous situons. Si je vous demande, que pensez-vous d'un jeune russe mobilisé sur le front ukrainien et qui déserte comme des milliers l'ont fait, que me direz-vous ? Vous allez immédiatement rendre grâce à cet homme et le qualifier de héros !
Déserter n'est peut-être pas une faute, une lâcheté, mais un geste d'humanité, un art qui fait grandir, semble me dire Mathias Énard.
Je me souviens de cette belle et subversive chanson, celle de Boris Vian, le Déserteur, qui fut d'ailleurs longtemps interdite sur les antennes. Il existe d'ailleurs deux versions différentes du dernier couplet, modifiant sérieusement le sens du propos final.
Le déserteur c'est celui qui dit non, qui résiste et refuse la violence de la guerre.
Cet homme quitte la guerre, fuit dans les montagnes, fuit vers une possible frontière. C'est dans cet espace entre le front et la frontière, entre deux mondes, qu'il va subir une transformation. Dans ce dédale de sentiers et de rochers à flanc de montagne, il va rencontrer une femme paysanne avec son âne, qui fuit elle aussi.
Il y a l'impact de la terreur et de la barbarie sur son corps, mais aussi dans les mots sensuels de Mathias Énard pour dire la guerre, sa violence, son odeur, ses silences.
En parallèle, il raconte l'histoire plus complexe d'un autre homme, Paul Heudeber, brillant mathématicien et poète qui a survécu à son internement au camp de Buchenwald pendant la seconde guerre mondiale.
Mathias Énard nous en délivre un homme touchant dans ses certitudes aussi solides qu'une formule mathématique. Longtemps il a cru en un monde plus juste, plus humain, celui du communisme.
Lui aussi, c'est un déserteur à sa manière.
Il s'est battu toute sa vie sur une utopie, celle que le monde peut devenir meilleur. Jusqu'au bout il aura cru au devenir du communisme, il a cru qu'il fallait passer par un totalitarisme provisoire et nécessaire, tout comme les révolutionnaires de 1793 disaient que la Terreur était nécessaire pour sauver la Révolution Française.
Il est têtu comme un axiome peut l'être.
Les mathématiques sont pour lui l'autre nom de l'espoir.
Ce second récit reposant sur des temporalités très précises est traversé par une histoire d'amour, celle de Paul Heudeber et de Maja. Un enfant naîtra, une fille, Irina, - j'adore ce prénom.
Puis un mur les séparera, le mur de Berlin. Par idéal, Paul Heudeber fera le choix de rester du côté Est, de ne pas suivre celle qu'il aime pourtant et leur enfant, Irina. Mais ils échangeront de magnifiques lettres d'amour et continueront de parler de mathématiques.
Comment imaginer La beauté du monde par les mathématiques ?
Comment se perdre dans la recherche d'une inconnue et ses courbes sinusoïdales ?
Que devient une conjecture écrasée par une certitude ?
La question de l'idéal est sans cesse posée et revisitée dans ce récit à double entrée.
Devenue une femme âgée, Irina ne cesse de questionner l'histoire d'amour opaque de ses parents, opaque à travers des bribes de lettres, d'échanges, de souvenirs qui lui reviennent, de propos des autres personnes qui ont connu ses parents.
Comment peut-on vivre une histoire d'amour de part et d'autre d'un mur érigé sur le terreau de la barbarie et comment leur fille regarde-t-elle par essence quelque chose qu'elle ne peut pas comprendre et dont elle est pourtant le fruit de cet amour ?
Irina a un regard plus inattendu que ses parents sur le monde et j'ai aimé ses yeux qu'elle pose sur sa vie et ce sentiment qu'elle nous partage...
J'imagine qu'il y a eu beaucoup d'histoires d'amour ainsi bousculées par les affres de l'Histoires. Je ne sais pas quelle est la probabilité pour que les guerres séparent ceux qui s'aiment, tout doucement, sans faire de bruit... Je n'ose pas y penser.
Ce qui couture ces deux récits en apparence dissemblables, c'est peut-être l'impossibilité à sortir de la violence, celle des hommes, de sa propre violence, celle qu'on connaît à peine, qui sommeille dans le tréfond de nos âmes... C'est la fragilité de l'Histoire, de ses traces et de son impossible capacité peut-être à délivrer des injonctions d'humanité pour imaginer un futur désirable.
Ce livre est foisonnant d'érudition et d'inventivité, il convoque pour ma plus grande jubilation ce grand poète, philosophe, mathématicien et amateur d'ivresse au sens large qu'était Omar Khayyam. Quel délice !
Déserter ou ne pas déserter, telle est la question que nous pose Mathias Énard.
Déserter et rester fidèle.
C'est un texte beau, intelligent et vertigineux.
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La beauté de cette écriture !
Un éblouissement.
Mathias Enard je ne le connaissais, jusqu'ici, que comme scénariste de BD : "Prendre refuge" avait été un coup de coeur.
Dans ce roman comme dans la BD, Enard aime à entremêler les histoires pour nous faire saisir toutes les facettes de son propos.
Dans un temps et un lieu, un déserteur, hanté par les souvenirs et par la culpabilité, cherche un refuge dans la Nature. Il y rencontre une paysanne hantée elle aussi par sa propre tragédie.
Dans un autre temps et un autre lieu, Irina, historienne des mathématiques, rassemble les souvenirs qui lui viennent de ses parents.
"Un historien est un voyageur qui choisit de ne pas s'asseoir dans le sens de la marche."
Son père Paul, le mathématicien poète, le résistant, le rescapé des camps, est resté toute sa vie fidèle à son idéal communiste. En 1961 il a choisi l'Est, alors que Maja, la mère d'Irina, restait à l'Ouest.
Déchirement de la séparation. Désertion de l'amour.
L'histoire familiale d'Irina va se heurter à l'Histoire en marche : guerre en ex-Yougoslavie ; attentats du 11 septembre ; invasion de l'Ukraine… Des vibrations, des ondes qui parcourent le monde et nous heurtent toutes et tous.
"Je regarde la mer, elle s'oppose à la guerre mais la transporte : là-bas, au-delà de l'Italie, on se bat encore en Bosnie, même si la paix est proche. Là-bas il y a eu un siège atroce, des camps de concentration, un génocide. La mer pourrait transmettre des cris, des vibrations, des ondes si puissantes qu'on les verrait jusqu'ici à la surface de l'eau, on pourrait les lire, on pourrait déchiffrer les noms des morts."
La beauté de cette écriture a été pour moi un éblouissement dès le premier paragraphe de ce roman, que j'ai lu absolument d'une traite, incapable que j'étais de le lâcher.

Club de lecture février 2024 : "La PAL fraîche"
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***COUP DE COeUR RENTRÉE LITTÉRAIRE 2023***

On a tous dans le coeur un déserteur enfoui…

Déserter, traversée du désert, fuir la violence.

Mathias Enard commence son Déserter avec un soldat pétri de culpabilité. Nous le suivons quelque part en Méditerranée, à travers la montagne, non loin de la mer. Il rejoint une cabane où il a vécu. Sa route va croiser une victime de la guerre, une jeune femme tondue.

En parallèle, nous sommes sur le paquebot Beethoven, face à l'ile aux Paons, dans les berges de l'Havel du quartier Wannsee, au sud-ouest de Berlin, pour rendre hommage à Paul Heudeber, un imminent mathématicien. Pour comble de l'ironie, ce sommet mathématicien se tient le 11 septembre 2001.

La première histoire nous est contée par un narrateur impersonnel qui s'adresse régulièrement, en le tutoyant au soldat. La femme tondue, elle, s'exprime, de temps en temps, directement en « je ».
La vie du mathématicien nous est relatée par sa fille Irina qui intercale des poèmes et courriers qui témoignent du grand amour à distance entre ses parents. Lors de l'irruption du mur de Berlin en 1961, Paul est resté en RDA par idéal, tandis que Maja a choisi les honneurs en RFA.

Mathias Enard réussit le tour de force d'harmoniser toutes ces acrobaties narratives.

Les Babéliotes se plaignent des références mathématiques, et moi je ris de bon coeur parce que je suis nulle en maths et que je savoure la poésie matematico lyrique de Déserter.

« Maja mon amour nous vaincrons, nous avons la force du cercle, celle du triangle rectangle sans lequel il n'y a pas de cercle, solides comme deux anneaux l'un dans l'autre, l'invariance du domaine de la passion… » p. 150

Faire des maths c'est Déserter, une sorte de politique de l'autruche.

Les maths, la guerre, tout est sublimé par ce poème de Paul à Maja (p. 90).

« J'ai rêvé de toi ce matin c'est la guerre
Je t'ai rêvée tout autour de moi
Vibrante
Une douce explosion mon coeur de ta présence
C'est la guerre ce matin je t'ai rêvée
Parfaite comme les équations qui font voler les obus
Parfaite comme l'évidence des équations
Parfaite comme la violence
Entière
Tu étais là en moi
J'étais seul
Tous n'avaient que la guerre à la bouche
Je n'avais plus que toi
Et la tristesse de ta disparition »

Mathias Enard ne nous enseigne pas les maths mais il nous renseigne sur certains pans de l'histoire des mathématiques. Quelques exemples :

- Nasir al-Din Tusi (1201, à Tus en Iran - 1274), philosophe, mathématicien, astronome et théologien perse musulman.
"Pensé à Papa. Comment ne pas le décevoir. Qui va s'intéresser, ici, à Nasir al-Din Tusi, aux mathématiques au moment des invasions mongoles ? À ce vieux chiite reclus dans les montagnes des Assassins ? À sa vision des nombres irrationnels ? À ses cercles, ses ellipses, ses orbites ? Quelle solitude." (p.74)

- Nicolas Bourbaki (mathématicien imaginaire), à l'origine du « bourbakisme », mouvement né en 1935.

Ces échanges de haut vol entre éminences mathématiques, avec en toile de fond l'effondrement des tours jumelles, nous semblent stériles et sans âme. C'est avec plaisir que nous basculons dans le monde sauvage du soldat et la femme tondue, dont on ne connaitra pas les noms, on saura juste qu'ils habitaient des villages proches et se connaissaient de vue.

Dans une typographie atypique, Mathias nous offre des passages d'une rare beauté et puissance, comme la description de l'orage (début page 91). La violence imprévisible de l'orage est comparée à la guerre.

Comme Georges Perec, Mathias Enard revisite les codes romanesques. Il nous confie ses réflexions, ses interrogations sur le passé, le présent et l'avenir sous forme de fiction. Comme Gustave Flaubert qui disait « Emma Bovary c'est moi », Mathias Enard pourrait dire « Irina, c'est moi ».

« L'enfermement, les évènements qui ont pesé sur l'année 2021, la guerre, si proche, si présente et si soudaine : autant de vagues qui me poussent vers les récifs. J'ai passé ma vie d'adulte à écrire, à parler et à écrire, et aujourd'hui que je viens de fêter mes soixante-dix ans, pour la première fois c'est ma propre vie que je raconte » (p. 35).

Le présent c'est 2021 avec la guerre d'Ukraine, le passé c'est la guerre, le mur de Berlin… et le futur ? il faut le décrypter entre les lignes.

Quel chef d'oeuvre ! Une thématique foisonnante sous le signe de « déserter » : guerre / amour, réalité / fiction, théorie / pratique, vie sauvage / vie civilisée, relations hommes / femmes…, le tout étayé par une riche documentation.

Et pourtant, jamais je n'aurais eu le bonheur de Déserter, sans cette lecture imposée par notre groupe de travail.

Et pourtant, je l'ai abordé à reculons car l'incipit n'est guère engageant :

« Il a posé son arme et se débarrasse avec peine de ses galoches dont l'odeur (excréments, sueur moisie) ajoute encore à la fatigue. »

J'ai cru que j'allais m'enliser, mais avant d'abandonner la partie, j'ai lu quelques critiques qui m'ont guidée.

J'espère vous avoir transmis mon enthousiasme et avoir le plaisir de lire vos billets, vos interprétations de Déserter.

Je vous invite à vous laisser séduire par ce style savoureux, et à découvrir le devenir du soldat, de la femme tondue et de la sphère mathématicienne.
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C'est le dernier livre d'Enard et sans doute le meilleur d'une rentrée littéraire qui jusqu'ici n'est guère enthousiasmante
Et c'est un beau et un grand livre.
C'est d'abord une histoire quasi-mythique qui le traverse ; elle réunit dans un pays non précisé mais où n'est guère difficile de reconnaître la Bosnie du lendemain de la guerre un soldat déserteur de l'armée victorieuse et une femme du camp des vaincus.Et un âne.
Ils ont toutes les raisons de se craindre et de détester et pourtant leur fuite les unit dans une alliance improbable. Et cette errance, sans rapport à première vue avec le reste du livre, lui donne pourtant sa scansion. Elle rappelle en cela les "chansons", contes et mythes revisités , qui scandent pareillement l'avant dernier livre de l'auteur, le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs " ,(si vous ne l'avez pas lu, lisez le, c'est l'occasion)
Et puis ? Et puis c'est une belle et triste histoire d'amour, celle de Paul et de Maya. Paul et Maya étaient de jeunes allemands Communistes et mathématiciens. Ils se sont rencontrés avant la Guerre, l'ont traversé, ont lutté, ont été séparés, ont souffert, ont (Paul) été déportés, se sont retrouvés, se sont installés dans la nouvelle Allemagne communiste, ont eu une fille,Irina, qui est la gardienne de leur mémoire et la narratrice d'une partie de l'histoire, puis se sont séparés à nouveau sans le vouloir vraiment, ont vécu chacun de leur côté, chacun dans une Allemagne, mais sans jamais cessé de s'aimer. Paul, resté en RDA, toujours communiste malgré la répression des grèves de 53, le Mur, l'écrasement du printemps de Prague, est devenu un grand mathématicien. Maya a vécu à l'ouest et a fait de la politique dans le SPD de Willy Brandt. Malgré la chute du mur, ils n'ont pas revécu ensemble (pourquoi ? Peut-être une piste révélée en fin de livre)mais n'ont pas cessé de s'aimer, les très belles lettres de Paul à Maya en témoigne. C'est une belle et triste histoire d'amour, d'autant plus belle qu'elle est triste.
Et puis ? Et puis il y a aussi le destin de l'Allemagne, de l'Europe du monde, durant le temps de leur vie, avec la ligne de partage qu'est la chute du Mur, qui n'est pas la fin de l'Histoire, mais le début d'une autre histoire ; Fukuyama s'est trompé, c'est Huntington quo avait (partiellement) raison
l'Allemagne réunifiée a poussé à l'éclatement de la Yougoslavie et la guerre a éclaté en Bosnie. l'URSS a éclaté et la Guerre est revenue en Ukraine. C'est de cette année-la qu'Irina nous raconte l'histoire, qui semble bégayer et opposer des fantômes réveillé d'une autre guerre.
De même , en 2001, un congrès en hommage à Paul a eu lieu à Berlin. Il s'est terminé prématurément le 11 septembre, pour les raisons que l'on devine.
Le drame est bien engagé. Espérons seulement que le partisan des guerres bosniaques (nous avons maintenant qu'il est là pour témoigner de ce qu'il y a de pire dans la guerre, et que toutes les guerres sont une seule guerre ), espérons que lui restera où il est, où qu'il soit

Et tel est l'aboutissement des combats et de l'histoire et de Maya et Paul
Voilà pourquoi ils ont vécu et lutté, et se sont sacrifiés. Leur espérance n'aura eu que le mérite d'exister dans l'instant, et de les faire vivre, et de gâcher leur vie
Espérons que nous n'en trouverons pas d'autres. Celles qu'on nous proposent déjà tournent mal
Oui c'est un grand et beau livre et Mathias Enard est l'un de nos deux plus grands écrivains
Ceux qui me font l'honneur de me lire de temps en temps savent qui est l'autre
Allons, la littérature au moins n'est pas perdue. Et d'ailleurs elle se complait dans les temps difficiles

J'ai relu ma chronique, craignant d'avoir quelque peu spoiler, et finalement je n'ai pas fait plus que les autres. Y avait -il moyen de faire autrement ?
Parenthèse totalement incongrue, mais ce sont les petits riens qui nous rassurent, il faut cultiver notre jardin. J'avais à un moment utilisé en place de spoiler le mot quebecois 'divulgacher ". Je l'abandonne parce qu'il est artificiel et disgracieux (comme le québécois en général) parce que spoiler est un verbe français du premier groupe : il se conjugue, on peut même l'employer à l'imparfait du subjonctif : il eût été fâcheux que je vous spoilasse. le vocabulaire s'emprunte sans cesse, l'important est que la structure de la langue soit respectée
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Mathias ESNARD. Déserter.

J'ai découvert Mathias ESNARD en 2015, lorsqu'il a reçu le prix Goncourt pour son splendide roman, « Boussole ». Dans cette dernière rédaction, il nous fait partager la vision de deux êtres, diamétralement opposés mais luttant, chacun selon leurs moyens , l'un à fuir les combats, et l'autre à respecter ses engagements. Quelle belle dualité. le parcours du soldat déserteur, alterne avec celui du mathématicien allemand, antifasciste, communiste, suivant la politique extrême mise en place en Russie. L'un et l'autre tâtonne, ne sachant plus quel est le droit chemin.

Dans un pays méditerranéen, jamais cité, notre militaire fuit le combat, emportant son arme, ses munitions, encore en tenue. Il s'enfonce dans l'arrière pays, loin de la guerre. Il veut franchir la frontière, demander l'asile politique, mener une existence toute simple, semblable à celle de son enfance. Mais il va rencontrer une femme tondue, errant, accompagnée de son âne borgne. Quelle va être sa réaction : la tuer afin de ne pas alerter les rares habitants de cette zone militarisée, proche du front ?

le 11 septembre 2001, lors d'un colloque scientifique se déroulant sur un paquebot de croisière près de Berlin, un hommage est rendu au mathématicien, poète, survivant de Buchenwald. Ce mathématicien était un grand chercheur, il a vécu une folle passion avec Maja et ils ont eu une fille Irina. Nous suivons cet homme, engagé politique , communiste et qui, de ce fait a connu la déportation. Rentré en avril 1945, il a vécu à Berlin, suivant les préceptes de la grande URSS. Ce n'est qu'en fin de vie, il disparaît, mort noyé en 1995, qu'il se pose des questions sur son engagement. Suicide, Accident?

L'alternance de ces deux destinées nous montre, les hésitations de ces deux hommes. Quelle va donc être la conduite du soldat déserteur face à cette femme ? Vont-ils pactiser, unir le peu de forces qui leur restent afin de franchir ensemble cette frontière, leur planche de salut ? Que restera-t-il de notre brillant mathématicien, fidèle à ses croyances politiques, vivant à Berlin Est, oubliant même l'amour de sa compagne, une femme engagée politiquement, participant au gouvernement de l'Allemagne de l'ouest ?

Mathias ESNARD est un brillant auteur. Un grand érudit, qui nous transmet ses connaissances. Son écriture poétique est très riche. Je vous recommande la lecture de ce récit très actuel. Les récentes agressions de la Russie sont évoquées, les luttes diverse sur tous les continents ne nous sont pas épargnées. Une tragédie pour l'humanité. Bonne journée et bonne lecture à tous.
( 03/12/2023).
Lien : https://lucette.dutour@orang..
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Deux récits parallèles pour deux destins dissemblables qu'à première vue tout oppose.
Le roman s'ouvre sur la mise en scène du soldat. le corps est décrit avec précision, odeurs, saleté, souffrance, chaque détail en écho à la guerre, physique, concrète, cruelle, violente. Pas de nom, pas de prénom, pas de passé, ni date, ni lieu, la guerre comme une malédiction de l'humanité, comme un récit métaphorique d'une apocalypse éternelle. Qui écrase tout, hommes, femmes et bêtes. La guerre comme un décor lointain pour plus de présence encore car si l'homme, le lecteur l'apprend vite, a déserté les combats., la violence l'habite encore, elle est aussi capable de s'effacer.
L'autre figure est celle d'un mathématicien est-allemand, l'esprit plutôt que le corps, un savant, poète, sensible, amoureux, citoyen engagé au service d'un idéal d'humanité. Lui est bien campé dans son époque, dans son histoire, victime d'une guerre bien réelle, qui l'envoie au camp de Gurs puis à Buchenwald, une guerre qui a changé de caractère mais reste bien présente 20 ans après sa mort , avec l'effondrement des tours jumelles à New York, alors qu'à Berlin, au fil de l'eau, ses proches commémorent sa mémoire. Lui aussi a déserté en choisissant la mort pour fuir la réalité d'une double trahison, celle de la femme qu'il aime et celle de l'idéal communiste auquel il a si longtemps cru.
J'ai aimé ce récit mosaïque, qui évoque avec force, dans une langue superbe ,que l'humanité est un tout , fait d'une infinité de différences et de fractures, qui en dessinent une forme d'unité à l'envers, un peu comme les nombres portent leur propre logique, à l'infini.
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On peut fuir la guerre "déserter", elle est toujours là quelles que soient les époques, quels que soient les lieux.
Mathias Enard alterne deux narrations.
Un déserteur en fuite vers le nord a trouvé refuge dans la cabane de son enfance mais l'arrivée d'une jeune femme et de son âne, fuyant la guerre elle aussi, bouleverse son plan. Vrai dilemme : doit-il tuer encore ?
Sur un bateau de croisière se tient un colloque de mathématiciens en hommage à Paul Haudeber, rescapé de Buchenwald, citoyen de la RDA, alors que la femme aimée, Maya menait une carrière politique à l'Ouest. C'est le 11 septembre 2001.
L'écriture de l'une est poétique, simple et touchante pour relater des faits de guerre horribles ; l'écriture de l'autre plus scientifique regorge de références culturelles.
Entre les deux, les lettres d'amour de Paul à Maya, les réflexions de leur fille Irina et sa quête de vérité . Poutine envahit l' Ukraine.
Une écriture exemplaire qui glisse naturellement d'un narrateur à l'autre, suggère sans juger, interroge sur la notion d'humanité.
De la grande littérature.
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Un soldat vainqueur mais fatigué, en quête d'échappée terminale. Un mathématicien est-allemand fidèle à son amour et à ses idéaux de jeunesse. Des témoins éventuellement aveugles. Un extraordinaire télescopage narratif et stylistique pour entrecroiser les fils de l'Histoire au plus près de la chair et de l'esprit intimes.

Su!r le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/10/20/note-de-lecture-deserter-mathias-enard/

Un soldat. Un vainqueur, même, à l'aube du succès final de son camp, dans le creux d'une guerre méditerranéenne plus ou moins contemporaine, et visiblement sans merci. Un jeune homme pourtant, derrière le masque du guerrier, revenu hanter le territoire de vie et de jeu de son enfance, où sa famille porte une triste réputation qui ne se laisse pas immédiatement élucider. Il est revenu là pour fuir, abandonner, quitter la horde. En bref, déserter. Croisant les pas incertains d'une jeune fille et d'un âne, dans la montagne aux airs de maquis, il voit les cartes discrètement rebattues sous ses yeux, assistant, incrédule et pas toujours pleinement conscient, au choc des fausses évidences, des actes en forme de croix et des désirs écrasés.

Un savant mathématicien. Un génie, presque ou totalement. Un esprit original qui sut jadis extraire de la résistance et du camp de concentration allemand quelques conjectures puissantes mêlant chiffres et poésie. Un homme de conviction, communiste qui choisit en toute conscience de rester à Berlin-Est lorsque le mur s'y érige, alors même que sa compagne, avec leur fille, passe à l'Ouest.

L'un nous livre en direct son taiseux flux de conscience, dur à la peine et diffus. L'autre, disparu, ne se laisse approcher que par ses écrits, bribes de correspondance amoureuse étalées sur des dizaines d'années, et par les souvenirs élaborés par sa fille, devenue historienne des sciences, lors d'un colloque organisé en sa mémoire, dans Berlin réunifiée, un 11 septembre 2001 qui jusqu'à l'ultime seconde ne signifiait rien de spécial.

Trois ans après l'énorme, rusé et rabelaisien en diable « le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs », avec son anticipation sauvage de la folie des méga-bassines dans le Marais poitevin, huit ans après le fabuleux télescopage spatio-temporel organisé entre des Orients et des Occidents par « Boussole », Mathias Énard nous offre chez Actes Sud en ce mois d'août 2023 un nouveau chef d'oeuvre. Beaucoup plus condensé, jouant davantage, à bien des égards, de la concision de « La perfection du tir » que de la profusion de « Zone », ce roman poétique et néanmoins machiavélique brasse avec une étonnante élégance certaines horreurs de la deuxième guerre mondiale et, sous couvert, la résolution utopiste d'Ernst Bloch, la construction du Mur et les choix alors impliqués (venant résonner en force, par le hasard du temps des lectures, avec le beau « Terre Ciel Enfer » de Laurent Maindon) et les subtilités de la coexistence forcée des deux Allemagnes, les infiltrations de la surveillance (la « Vie des autres » de Florian Henckel von Donnersmarck ne sera parfois pas si loin) et les ressorts contemporains d'une montée des périls terroristes, ou encore, selon l'une des plus belles formules d'un texte qui n'en manque pas, le « croisement du désespoir historique et de l'espérance mathématique ».

Avec ce texte ramassé, presque stylisé, mais n'abjurant pour notre bonheur aucune de ses variations de registre de langue ni de la redoutable scansion rythmique portée par les fragments d'un discours amoureux à distance, Mathias Énard nous prouve une fois encore, et avec quel éclat, en renouvelant toutes les significations enfouies du mot « Déserter », qu'il a décidément bien peu de pareils pour nous offrir le meilleur de la trame de l'Histoire et de l'entrecroisement fin, presque indicible, de l'intime et du politique, sous le signe des plus grandes espérances, même au coeur des tempêtes.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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La violence de guerre, le mal au service de la guerre, c'est ce qui hantent de la première à la dernière page ce roman qu'il est difficile de refermer parce qu'il semble déborder de ses limites fictives pour s'insinuer comme dans une réalité augmentée dans notre présent. En effet, ces deux récits résonnent de manière troublante avec la guerre en Ukraine et le conflit israélo-palestinien. 

Deux récits pour un seul thème : la guerre. D'un coté,  un homme qui a déserté les rangs, portant le fardeau des ses actes de violence : meurtres, tortures, viols. Fuyant cet enfer, il se réfugie dans la cabane de son enfance avec l'intention de franchir la frontière pour échapper à son passé.  C'est là qu'il rencontre une jeune femme mutique, en fuite avec son âne. Au premier instant, l'instinct du soldat déshumanisé le pousse à vouloir la tuer. Mais progressivement, une transformation s'amorce en lui,  il retrouve peu à peu son statut d'être humain capable de compassion pour la jeune femme qu'il va aider. Elle, son angoisse, sa peur sont palpables. Elle est hantée par les viols qu'elle a subis. Un fragment de son histoire émerge, résonnant avec le récit de beaucoup de femme pendant la guerre. Capturée par les hommes de son village, elle a été tondue avec trois autres femmes, puis violées. "Châtiment soi-disant mérité pour les punir de leur méfait". 

(...) qu'on les purgeait du mal qu'elles avaient en elles pour ensuite remplir avec du bon sperme leurs matrices de bestioles vagissantes, on avait trouvé foule de volontaires pour sauver la Patrie et la Race, et on les avait balancées sur la paille du corral (...) extrait p. 179.

Un autre récit entremêle celui-ci sans jamais le rencontrer, mais ils ont un écho commun, celui de la violence de guerre. 

Cette  seconde histoire commence le 10 septembre 2001 sur une péniche prés de Potsdam sur la Havel, Là, un groupe de personnes s'apprête à rendre hommage à un homme remarquable : le mathématicien allemand Paul Eudeber. L'organisatrice de ce colloque, c'est sa fille Irina en souvenir de son défunt père. On découvre ainsi, sous la forme de souvenirs de chacun des invités, de lettres, de poèmes de Paul, et de faits historiques, l'existence de cet homme qui entretenait deux passions profondes dans sa vie : les mathématiques et son épouse Maja, ainsi qu'une conviction inébranlable pour le communisme. Cette histoire raconte une nouvelle fois la guerre et ses conséquences. Paul Eudeber sera arrêté et interné au camp de concentration de Buchenwald. Puis il choisira de vive en RDA par conviction politique malgré toute la violence de ce régime soviétique.

Paul Eudeber fait partie de ces êtres exceptionnels dont la passion transcende la réalité. Malgré les conditions inhumaines du camp de concentration, Paul Eudeber continuera à faire des mathématiques.

"Paul Eudeber a toujours soutenu que la forme "des Conjectures de Buchenwald" (ces vers libres, ces phrases hachées, à la syntaxe très personnelle) étaient due à la taille des bandes de papier sur lesquelles il les notait - forme que Paul a conservée au moment de les transcrire à partir de 1945. Il n'a pas voulu réécrire les conjectures, il a souhaité conserver ce dont elles témoignaient, c'est à dire l'expérience concentrationnaire. (Extrait p. 111)

En lisant cette histoire j'ai pensé à des écrivains et poètes tels qu'Ahmet Altan et Nazim Hikmet, tous deux emprisonnés, ont exprimé dans leurs écrits l'impossibilité d'entraver l'imagination et la création. C'est vraiment ce qui se passe pour Paul Eudeber qui dit (...)"Pour poursuivre mes explorations mathématiques, tout ce dont j'avais besoin, c'était un morceau de crayon de bois et un peu d'espérance"(...) (Extrait page 111)

Ce deuxième récit est riche de rappel à des faits historiques. Des histoires de basculement du monde comme le 11 septembre 2001 et  la guerre de 39-45. Mais heureusement Mathias Enard nous propose une promenade dans l'univers des mathématiques avec son personnage Paul Eudeber, et nous fait prendre des chemins de traverse dans les pas de poètes et de romanciers comme Goethe et Shiller... Ainsi, il nous rappelle que si le mal est bien de notre monde,  la beauté de la création nous fait toucher les étoiles.

Et l'âne dans tout ça : c'est le symbole de l'humilité de la patience et du dévouement à sa maitresse. Il  nous remonte le moral !
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Déserter (2023) est un roman de Mathias Enard. Deux histoires s'entremêlent au grè des pages. Un soldat déserteur qui rencontre une femme elle aussi en fuite. Un colloque scientifique pour rendre hommage à Paul Heudeber, mathématicien est-allemand survivant des camps. Un roman érudit superbement écrit sur la guerre, la désertion et l'amour.
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