Cherche-t-elle sa place, y compris lorsque étant reçue au Capes de lettres modernes, elle sort « avec colère et une espèce de honte » ?
Colère que ce succès soit dû à sa présentation du Père Goriot, où les filles le renient ?
Colère que les examinateurs la félicitent ?
Honte d'avoir réussi ?
Honte de ne pas appartenir à « ce monde » ? mais puisque justement elle y accède, grâce à sa bourse d'études !
Honte d'avoir à dire que son père, qui vient de mourir (juste deux mois après son succès) ne lui inspire aucune compassion filiale : « J'écris peut-être parce qu'on n'avait plus rien à se dire ».
Honte de savoir son mari (Ah, oui, le gendre balzacien !) « gêné par un deuil qui n'est pas le sien », qui n'a pas sa place dans la maison ni dans la famille de Madame et qui doit tout de même dormir dans le seul lit à deux places là où le père vient de mourir ? Il n'a pas sa place et il hérite de deux places, vous suivez ?
Honte de la « distance » entre ses parents et elle, comme si les enfants de commerçants se devaient de reprendre « le fond » comme elle dit et qu'il était insurmontable qu'ils fassent autre chose, sous-entendu qu'ils montent dans l'échelle sociale, alors que ses parents sont, eux, montés depuis la ferme, puis ouvrier, jusqu'au petit commerce et ne veulent pas « retomber ouvrier » ?
Honte de son milieu, comme si la pauvreté d'après-guerre, le peu de denrées, le manque de viande n'était pas le sort de la majorité de français de cette période, comme si tous les enfants en 1950 avaient une garde-robe fournie, des habits de marque et l'estomac plein ?
Honte lorsqu'elle déchire un de ses vêtements et que sa mère crie ? cela lui parait-il la marque évidente d'une infériorité, alors qu'elle reconnait qu'elle a les mêmes poupées, gommes et taille-crayon que les enfants de cultivateurs ou de pharmaciens ?
Honte et colère de reconnaitre que « chez ces gens-là », les femmes pissent debout dans leurs robes, font des pets ? Pourquoi parler, sinon, comme elle le fera constamment, des serviettes hygiéniques surveillées par les voisins, du mal de ventre menstruel et du fait qu'elle voit le sexe de son père sur son lit de mort ?
A qui veut-elle faire croire, en citant ces pratiques, cette présence obscène du corps, qu' Elle, et ceux qui ont étudié, voilà, ce sont de purs esprits.
Honte, ou fierté déguisée, en tous cas complexe de classe insoluble, puisqu'elle se moque des mots vieillots utilisés par ses parents, n'arrive pas à les oublier depuis trente ans où théoriquement elle a, elle-même, lu et pensé autre chose et les utilise pourtant elle-même : « aller aux commissions », « la veille au midi. »
Car ce qui la travaille, par-delà les sornettes de
la honte qu'il y a à s'en sortir, c'est le fait d'écrire justement ces sornettes. Elle « écrit lentement », décide de le faire sans que ce soit passionnant ou émouvant : « aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante, l'écriture plate ». Il n'est pas question de parler de son père, des sentiments qu'elle a pour lui, le seul sujet étant la distance entre ses parents et elle, elle qui entretient cette distance. Nous avons l'aveu, avec
La place, d'une névrose de classe impossible à guérir, une incapacité à aimer, incapacité à appeler son fils autrement que par le mot « l'enfant », qui n'a rien à voir avec la classe sociale de ses parents et grand parents et dont elle dit seulement qu'il dort.
Comme elle m'agace prodigieusement, et si vous aimez
Annie Ernaux, surtout ne me lisez pas, ceci n'est que mon avis personnel : je pense qu'elle a trouvé un super moyen pour gagner de l'argent en faisant son auto-analyse, au lieu de la faire en payant un analyste. Parce que, finalement, au moment où elle parle de son père et de sa mort, aucun affect n'effleure, aucune tristesse, aucune pensée pour lui. Elle parle d'elle, point, sans se livrer non plus.
A moins que ce ne soit une redite du Père Goriot, vu du côté d'une des filles, expliquant donc toutes les raisons sociales de son rejet.