Le Piéton de Venise, avec ce titre en forme de pléonasme transalpin, voire d'euphémisme italien, ou d'une Sérénissime lapalissade
Dominique Fernandez nous signe ici un livre érudit comme il en a le secret, un livre compagnon de voyage. Mais un voyage différent aux frontières de la littérature
Se promener dans
Venise est un bonheur incomparable, parce que au lieu de songer à éviter les autos, on n'a que le souci de ne pas déranger les chats, les enfants.
Par nature et donc par défaut, toutes les rues y sont piétonnières : le modèle, en effet, qui s'impose aujourd'hui à nos villes asphyxiées par la circulation automobile. Surprise, donc : cette ville qu'on dit tournée en arrière, périmée, morte, montre aux jeunes municipalités le chemin à suivre, l'échantillon d'un urbanisme intelligent et hardi.
Et en guise d'artère vitale il y a ce Grand Canal, et ses canaux qui sont autant de petits vaisseaux qui l'irriguent tout autant, et lui impulsent la vie.
L'eau. Glauque, noire, rouge, plombée. La matrice originelle de
Venise. Un limon boueux, une épaisseur liquide. On oublie trop, devant l'élégance des palais, le cisèlement des architectures, que cette ville est née de la fange, que ses fondateurs, fuyant les barbares qui envahissaient la terre ferme, se sauvèrent au milieu de la lagune, pour y trouver un refuge inaccessible aux Huns. Dédale de passes et d'îlots, à l'abri de la cupidité d'Alaric, d'Attila. Un refuge stratégique, mais peut-être aussi quelque chose de plus : une protection comme maternelle, dans cet élément pâteux, marécageux, souillé. L'eau de
Venise n'est pas une eau claire : c'est une eau consistante, substantielle, une eau prénatale, plasmatique, une matière première. Plus matérielle, a-t-on envie de dire, que les arabesques aériennes découpées dans le marbre translucide des palais.
« Les canaux de
Venise sont noirs comme l'encre ; c'est l'encre de Jean-Jacques,
De Chateaubriand, de Barrès, de
Proust », écrit
Paul MorandMarcel Proust prétendait à raison qu'entrer dans San Marco, non pas seulement la basilique, mais la place tout entière et au-delà d'elle les calli rayonnantes qui convergent toutes vers la Piazza, c'était entrer dans la Merveille, autant dire dans l'enchantement. Bien avant le XVIIe siècle, les Vénitiens appelaient leur ville la santa città. Non pas seulement parce qu'elle était peuplée d'églises, de monastères et de campaniles, mais parce qu'elle donnait accès, dès lors qu'on se plaisait à la fréquenter, à une idée du Royaume.
Et c'est dans cette encre que
Dominique Fernandez, écrit une page sublime, qui vient s'ajouter à tant de livres, et qui se fait le passeur du témoin de ce magnifique Éloge de
Venise, de Luigi Crotto Cieco d'Hadria, prononcé pour la consécration du doge sérénissime de
Venise Luigi Mocenigo, le 23 août 1570.
« Voici la ville qui, à tous, inspire la stupeur. Et j'ajouterai que toutes les vertus en Italie dispersées en fuyant la fureur des barbares ici se rassemblèrent, et, ayant reçu du ciel le privilège des alcyons, firent, sur ces eaux, de cette cité, leur nid. Et je conclurai ainsi : qui ne la loue est indigne de sa langue, qui ne la contemple est indigne de la lumière, qui ne l'admire est indigne de l'esprit, qui ne l'honore est indigne de l'honneur. Qui ne l'a vue ne croit point ce qu'on lui en dit et qui la voit croit à peine ce qu'il voit. Qui entend sa gloire n'a de cesse de la voir, et qui la voit n'a de cesse de la revoir. Qui la voit une fois s'en énamoure pour la vie et ne la quitte jamais plus, ou s'il la quitte c'est pour bientôt la retrouver, et s'il ne la retrouve il se désole de ne point la revoir. de ce désir d'y retourner qui pèse sur tous ceux qui la quittèrent elle prit le nom de Venetia, comme pour dire à ceux qui la quittent, dans une douce prière : Veni etiam, reviens encore. »
Je me suis toujours dit que déambuler dans
Venise c'est sacrifier son sens de l'orientation sur l'autel du hasard. Avec
Dominique Fernandez, c'est encore plus vrai et plus beau...