Je connaissais
Elisabeth de Fontenay pour son oeuvre de philosophe sur la question juive et la cause animale ; je me suis demandé comment elle allait aborder ce sujet si intime, et si l'émotion l'emporterait sur la raison. La réponse, je vous invite à la découvrir par vous-même.
Parce qu'octogénaires et que le temps passe, il faut, comme une nécessité, lorsqu'il n'y aura plus de témoin, que la « mémoire se forge de papier » comme le suggérait
Montaigne.
Quoi de plus vrai dans cette réflexion-hommage écrite par
Elisabeth de Fontenay, pour son frère, dont le prénom restera de nous inconnu, mais qui cheminera dans notre mémoire de lecteurs comme étant Gaspard.
« le moment est venu, je ne sais pas trop pourquoi, car il est vivant, d'écrire sur lui, de démêler ce que, d'ouï-dire en secrets toujours à demi dévoilés et du fait simplement de notre enfance partagée, j'ai pu saisir de son désespérant silence, de sa persévération dans une irrésistible absence à soi-même. »
Une famille qui a vu se désintégrer les siens pendant la shoah, se retrouve avec deux enfants, l'aînée Elisabeth et le cadet « Gaspard » absent à lui-même. Frère toujours présent pour sa soeur. A l'heure où elle lui donne des mots, ils ne sont plus qu'eux deux et après eux...
Une chappe de plomb s'est refermée sur cette famille concernant l'extermination des siens mais aussi sur le fait d'avoir un enfant différent.
Différent par rapport à qui, à quoi, le monde n'est-il pas assez vaste pour contenir toutes les distinctions de la création.
En effet l'auteur ne sait pas le nom de ce qui distingue son frère des autres, même en cherchant dans les papiers de la famille elle n'a rien trouvé, elle avance sur un lac gelé dont la glace est fragile et peut les faire disparaître.
« Je cherche seulement à le faire exister tel qu'il s'est dérobé aux siens et n'y parviens qu'en usant de la première personne du singulier dans laquelle la soeur, la narratrice et la philosophe cohabitent de manière intranquille. »
Elisabeth de Fontenay ne soigne rien en écrivant sur son frère, elle n'en a pas besoin, il a toujours fait partie de sa vie.
Elle analyse comment, emmuré dans son silence, il a influé sur ses choix et son travail de philosophe.
Elle désire juste qu'on lui reconnaisse une conscience, une sensibilité humaine, occultée par un comportement fait de répétitions, de rituels qui l'enferment, alors elle estime qu'il est inutile qu'au nom d'une « normalité » il lui soit rajouté des chaines.
Stigmatisé, drogué peut-on espérer un jour, qu'un travail thérapeutique soit possible, plus en profondeur et en humanité ?
« L'institution où Gaspard vieilli comprend depuis plusieurs années une maison de retraite—ce qui atteste de la part de ses profondeurs une prévoyance exceptionnelle—mais elle s'appelle toujours Les Jeunes Handicapés. Enfants fous, enfants arriérés... Sans doute par insuffisance de prise en charge, mais surtout parce que la vieillesse des insensés porte à son comble la terreur du non-sens, nous préférons les dire toujours jeunes. Ainsi nommée, la réalité se déréalise et fait moins peur, car la maladie et l'invalidité psychiques vont d'aggravant avec l'âge. »
Elisabeth de Fontenay a su nous bouleverser avec des mots aussi précieux que puissants, alliant intellect et sensibilité et je ne peux que partager son constat et espérer que cela change, nous avons tous un rôle à jouer.
« Dans cette solitude particulière, j'aurai fait l'expérience de l'allergie à l'être différent que tant de gens dénués de méchanceté mais nantis d'un terrifiant sens commun s'empressent de percevoir comme une déplaisante étrangeté et qu'ils veulent effacer de leur champ de vision. Ils se scandalisent d'abord de ce que de tels êtres aient pu venir au monde et surtout de ce qu'on ne les cache pas. »
Et si nous éduquions tous nos enfants « normaux » pour que la différence soit une richesse et non une répulsion ?
Différent ne signifie pas a-humain ...
©Chantal Lafon-Litteratum Amor 16 novembre 2018.