Que la mort semble douce avec cet auteur scandinave qui creuse ses obsessions au fil des livres…
«
Matin et Soir » du norvégien
Jon Fosse analyse les bornes d'une vie humaine de 80 ans d'existence, le matin et le soir de la vie d'un homme, du matin au soir en un battement de cil, de la naissance à la mort en un claquement de doigt. L'auteur ne vise que ces bornes-là, les deux extrémités de l'existence, extrémités si fascinantes, la venue au monde puis la disparition. Il efface tout ce qu'il y a entre les deux et élude tout ce qui fait la chair de cet entre-deux qui est l'existence même.
C'est encore une fois une sublime épure qui tente de saisir les variations du néant via de bouleversements monologues intérieurs, mis en valeur par de longues phrases sans points dont il a le secret, permettant à l'auteur de se glisser d'un point de vue à un autre, en opérant une sorte de fondu enchainé, libre comme l'air, répétitif avec mille et une variations, donnant lieu à une expérience de littérature dont je ressors à chaque fois très marquée.
Déjà, dans
Mélancholia II, nous étions dans la tête d'une très vieille femme sénile et incontinente, expérience particulièrement marquante et saisissante. Ici le livre va plus loin, il expérimente l'avant naissance et l'après mort, l'avant immédiat, juste avant la sortie de la matrice maternelle, et l'après immédiat, juste après le trépas. Ces quelques minutes et heures si mystérieuses.
Dans une première partie courte, comme un prélude, nous assistons à la naissance de Johannes. Avant même d'avoir vu le jour, en effet, Johannes raconte ses sensations, bruit, couleurs, et donne à voir le traumatisme de l'accouchement. le point de vue alterne, entre celui du père et celui du bébé en train de naitre en un maelström de pensées et de sensations qui se répondent, se rejoignent, se superposent.
« …l'obscurité n'est plus rouge et moelleuse et tous ces bruits et ces battements réguliers a a da a et a allons a e a e ces bruissements a ces bourdonnements a la vieille rivière et ces bercements i a e a i e a e les eaux e a puis e o a tout est oui sa sa a sa doucement sa puis les voix et puis ces bruits affreux et pousse e a e et ce froid ce déchirement a a ce raclement… »
Puis, un autre matin, huit décennies plus tard, ce même Johannes se réveille et file, comme d'habitude, boire une tasse de café, manger une tartine de fromage de chèvre et fumer sa cigarette, confronté depuis la mort de sa femme à une solitude extrême. Il ne sent pourtant pas comme d'habitude, comme décalé, étrangement ragaillardi. Et surtout, en partant pêcher comme il l'a toujours fait, tout semble se mélanger, le matin devient le soir, l'hiver et l'été semblent coexister, les objets usuels semblent à la fois plus lourds et plus légers, d'une densité particulière, d'une pesanteur nouvelle, d'une lumière différente…comme si tout contenait à la fois plus de terre et plus de ciel…personnellement j'avais l'impression troublante de voir, au travers les yeux de Johannes, les objets, les maisons, comme s'ils étaient peints par Münch. A croire que le peintre a tenté lui aussi, à sa manière, de saisir ces variations du néant avec son pinceau.
« …chaque objet, il le voit, est à la fois lourd de tout le travail auquel il a servi et si léger, si incroyablement léger, se dit Johannes, et quand on pense au nombre de fois où Erna s'est servie des baquets , à tout le linge qu'elle a du laver dans les baquets avant d'avoir une machine à laver, oui, ça en fait beaucoup, et maintenant Erna n'est plus là, alors que les baquets sont toujours là, c'est comme ça, les êtres humains ils disparaissent alors que les objets ils restent… »
Sur la grève, Johannes rencontre son meilleur ami Peter, très amaigri, avec d'étranges cheveux longs, blancs, fins et clairsemés, et au retour à la maison sa femme Erna vient à sa rencontre. Mais tous deux ne sont-ils pas morts depuis longtemps ? Johannes ne comprend pas ce qui se passe. Deviendrait-il fou ? Sénile ? Il ne voit pas précisément ce qui a changé, est-ce en lui-même ? Nous comprenons peu à peu ce qui lui arrive, avec émotion. Il apprend tout simplement à se déshabituer de la vie, à s‘effacer, et nous, lecteurs, d'assister aux émotions offertes à l'état brut par
Jon Fosse de cet homme déjà fantôme, en errance dans ce no man's land d'avant la disparition totale. le récit, flux de pensée libre et sauvage, est alors plus éthéré, onirique, étrange. Jusqu'à la fin, grandiose, particulièrement métaphysique, voire religieuse.
Jon Fosse s'est converti au catholicisme tardivement, en 2013. Ses préoccupations incessantes sur le sens de la vie, sur le néant, sur la mort (ce livre ci), la décrépitude (
Melancholia II), voire la folie (Melancholia I), le destin (
L'autre nom ou
Insomnie) imprègnent ses livres, sa conversion au catholicisme se comprend tant elle semble trouver ses fondements à travers ses récits. Préoccupations existentielles lancinantes non dénuées d'une poésie hypnotique qui n'a de cesse de m'attraper dans ses filets et de me toucher en plein coeur, en pleine âme.