Laurent Gaudé nous a habitués à une langue belle et évocatrice, à des histoires charnues qui tiennent le lecteur en alerte. « Écoutez nos défaites » se démarque de ces pratiques en ceci qu'il ne s'agit pas exactement d'un roman au sens réel du terme. Certes, il existe dans ces pages des personnages de fiction et d'autres qui sont réels mais dont la vie est, comme on dit, « romancée », même s'il vaudrait sans doute mieux dire qu'elle est nourrie, complétée, avec sang et chair, par la restitution – fiction de moments qui certes, n'ont pas pu être consignés dans les récits d'époque, mais qui sont vrais tant ils sont vraisemblables.
Trois parcours se croisent, se répondent, trois personnages vibrant d'émotions violentes sur les mêmes lieux au travers des siècles : Haïlé Sélassié, le Négus, attaqué par l'Italie de Mussolini et abandonné par les Nations avant de redevenir un point d'intérêt géopolitique pour finir sous les coups des traîtres de son propre camp. Hannibal, le Carthaginois qui a défié Rome, dans un délire d'ambition et dont l'épopée nous est contée avec brio mais aussi avec beaucoup de sensibilité. Et enfin Ulysses Grant, vainqueur
De Lee, futur Président des États-Unis, surnommé « le boucher » par ses troupes tant il a mené de jeunes hommes à la mort.
Trois destins de guerre, de violence, de mort et de sang, dont l'auteur n'édulcore rien, ni la peur, ni l'horreur, ni la pestilence des viscères gisant au sol. Et la même question revient : de qui est-ce la victoire ? On entend la phrase qui répond : « Mort, où est ta victoire ? ». Longue réflexion sur la vanité des guerres, l'illusion des combats dits « justes », l'horreur qui semble, aujourd'hui, justifiée, mais dans un siècle ? Dans cent siècles ?
Pour compléter ce cheminement,
Laurent Gaudé introduit une intrigue mettant en scène deux espions, l'un de la DGSE, l'autre de la CIA. le premier, Assem Graïeb, a assisté, participé sans doute, à la chute de Khadafi. le second, Sullivan Sicoh, a participé à la mise à mort de Ben Laden. Deux destins de traques secrètes, de rencontres au bout du monde, de danger, qui les mènent au Moyen-Orient et au Pakistan puis les font se rencontrer selon un scénario étrange : le Français est chargé par les Américains de « tester » son collègue, voire de l'exécuter s'il est considéré comme perdu pour les services. Il fait du trafic d'oeuvres d'art, vandalisées, volées, en Irak, en Syrie, en Égypte.
Alors intervient une histoire d'amour fugace entre l'archéologue Miriam et Assem, jolie parenthèse entre deux mondes, deux moments, seule petite lumière de ce roman. Comme nous,
Laurent Gaudé semble avoir été horrifié par la disqueuse qui a scié les pieds du colosse de pierre, par le sac du musée de Mossoul, par la destruction (finalement pas totale, heureusement) de Palmyre. Miriam est chargée de pister tous les objets volés, vendus, au profit de terroristes ou de voyous ayant pignon sur rue.
Devant toutes ces horreurs, Miriam a sauvé de la destruction une statuette du dieu égyptien Bès, symbole ici de la protection des hommes, de l'objet-fétiche qui passe de main en main, jusqu'à se retrouver à sa place, dans la terre des Anciens.
Il y a de purs moments de grâce dans ce roman, au milieu de récits atroces. Les parcours des personnages se croisent, se ressemblent et divergent, nous menant des rives de la Méditerranée aux théâtres de guerres au Moyen-Orient. On pourrait croire qu'on va se perdre, ne plus suivre puisqu'à chaque paragraphe on change de lieu et d'époque, mais il n'en est rien, très vite on se replonge dans le récit un moment interrompu, comme si l'auteur voulait nous laisser le temps de réfléchir, d'imaginer les faits et les lieux. du grand art.