On ne présente plus
Laurent Gaudé, romancier français multi-primé qui nous a déjà offert un chef d'oeuvre de la fantasy avec
La Mort du roi Tsongor couronné par le prix Goncourt des lycéens ou encore
le Soleil des Scorta, saga familiale à l'ombre des Pouilles en Italie récompensée par le prix Goncourt et le prix
Jean-Giono. En 2016, il revient chez
Actes Sud avec un nouvel ouvrage au titre intriguant :
Écoutez nos défaites. On y retrouve non seulement toute la beauté de l'écriture du français mais également son appétence si particulière pour l'Histoire avec un grand H.
Dans
Écoutez nos défaites,
Laurent Gaudé tisse un roman choral où les voix des perdants se font échos à travers le temps. On pense d'abord qu'il s'agit d'une simple rencontre entre Assem Graïeb, agent des services secrets français, et Mariam, une archéologue irakienne devenue chasseuse d'artefacts volés. On croit à une nuit à part, une nuit qui s'écoule en dehors de la course folle du temps, deux êtres brisés, l'un par ses multiples identités et assassinats commandités, l'autre par le désespoir d'un monde qui lui retire la beauté même de son métier, qui la prive de l'infinie dont elle rêve si ardemment.
Mais
Laurent Gaudé ne veut pas se limiter à cette nuit d'amour qui deviendra un fantôme entêtant pour les deux amants éphémères. Bientôt, il joint à ce couple un troisième homme, un ancien Navy Seal devenu mercenaire et trafiquant, un certain Sullivan Sicoh grimé en Job mis à l'épreuve.
Un fragment du futur qui attend Assem Graïeb, épuisé par les horreurs et les défaites. Un éclat de miroir brisé pour deux personnes qui ont compris l'engloutissement qui guette.
De là, les épopées d'antan sont aspirées par la plume mirifique de
Laurent Gaudé. On croise Hannibal marchant sur Rome avec ses éléphants, on accompagne le général Grant dans la boucherie de la guerre de Sécession américaine, on marche avec le roi des rois, Hailé Sélassié qui sait déjà qu'il a perdu devant la ligne des Italiens à l'horizon, prêts à envahir son pays, prêts à mettre à feu et à sang tout un peuple qui ne demande pourtant qu'à être libre.
Car dans
Écoutez nos défaites, tout est tristesse de la perte, tout est mélancolie d'un temps qui passe et d'une Histoire qui file pour se répéter, pour se défiler. C'est tout le tragique de ce roman impressionniste, tout le talent incroyable dont fait preuve
Laurent Gaudé : porter un regard sur l'homme à travers le vaincu, définir notre Histoire par la défaite et non par les batailles remportées.
Curieusement, dans cette galerie de vaincus, on trouve pourtant le général Grant. Mais on comprend dès les premiers bains de sang, dès les premières batailles de la guerre de Sécession qui annonce les horreurs innommables à venir de la Première Guerre Mondiale, qu'il n'y pas de vainqueur dans une guerre. Que tout est charogne, espoirs brisés, fantômes obsédants, corps en miette, esprits en lambeau.
Pour
Laurent Gaudé, peut importe la victoire, au fond, il y a toujours la défaite, l'engloutissement des hommes, qu'ils soient grands comme Hannibal ou Selassié, ou petits et anonymes comme Mariam et Assem.
Comme une histoire d'amour, on peut croire un temps à l'illusion d'un « plus jamais » comme on prononce un « je t'aime », à la grandeur d'un avenir meilleur, mais bien vite, l'Histoire nous rattrape et broie ce qu'il reste de nous.
Au centre de ce roman, davantage encore qu'une réflexion philosophique sur le sens même du mot victoire,
Laurent Gaudé prend de la hauteur et fait sacrilège. Les tueries et les charniers sont impardonnables, ils laissent une tâche indélébile sur les hommes, victimes ou bourreaux, mais c'est le crime contre la pierre, contre le monument, contre le temple qui constitue la transgression suprême. Avec Mariam, on comprend la peine intense qui saisit l'archéologue devant l'avancée de l'État Islamique rasant Palmyre ou pillant Mossoul, on comprend que ce ne sont pas des corps voués à l'oubli mais bien une Histoire qu'on arrache, qu'on décapite, des millénaires que l'on efface.
Mariam se questionne, sur la futilité de son action ou, au contraire, la prime importance de son combat, sur l'hypo
crisie de son métier d'archéologue, à la fois pilleur et chercheur, conservateur et vautour, sur la possibilité de vaincre le barbare sans tirer un coup de feu, en tentant de mettre à l'abri, de cacher, encore et encore.
De l'autre, Assem s'inquiète des mêmes choses, des mêmes hypo
crisies sur ce métier assassin où il fait chuter des dictateurs pour en voir d'autres surgir, de ce métier où il verse le sang pour une patrie qu'il n'est même pas sûr de comprendre. Assem et Mariam sont deux faces d'une même pièce, deux faces usées d'une infinie tristesse qui ont compris que peu importe ce que l'on fait, peu importe ce en quoi l'on croit, l'Histoire n'est que défaite même quand on clame victoire à corps et à
cris.
Il y a tout ça dans le roman de
Laurent Gaudé. Toute ces pensées lancinantes qui saisissent le coeur du lecteur grâce à cette plume, toujours cette plume, encore cette plume. Que peut-on dire du style de
Laurent Gaudé si ce n'est qu'il est aussi divin que les figures mythiques qui parsèment cette épopée protéiforme ? C'est cette façon d'écrire, de glisser sur les mots, de leur donner une musicalité et une vie propre, de créer des torrents à peine séparés par des virgules qui parfois semblent ne jamais vouloir finir. C'est cette façon de saisir l'intime et l'épique, la grande et la petite histoire, la beauté et la mort, la tristesse et le futile. C'est aussi ça
Laurent Gaudé, une manière de croquer les choses qui pourrait paraître grandiloquente pour le néophyte mais qui finit toujours par révéler sa vraie nature flamboyante.
Si vous étiez dans les tranchées avec les soldats de la Grande Guerre dans
Cris, dans l'Afrique onirique et sublimée de
la Mort du roi Tsongor, dans les Pouilles intemporelles et presque surnaturelles dans
le Soleil des Scorta, ici, vous pénétrez l'Histoire elle-même avec l'auteur. Vous en trouverez les échos, les peines et les spectres. Ceux des hommes devenus symboles ou reliques, de ces anonymes qui sont tombés ou qui se battent encore, de ces héros fatigués d'un éternel recommencement qui ne voit plus dans la victoire que les corps ensanglantés.
On dira alors qu'il est bien pessimiste ce roman, presque nihiliste, mais on pourrait aussi consacrer sa grandeur, son ambition, et son infinie beauté qui ne laisse aucun doute à la fin : dans la tristesse demeure des mots, et le monde, malgré ses malheurs, ne pourra jamais entièrement nous les voler.
De nouveau
Laurent Gaudé affronte l'Histoire et les hommes qui l'ont faites ou, plutôt, qui la subissent. de nouveau, il déploie un style et une plume qui font défaillir de la première à la dernière ligne. Mais ici, surtout, il construit un récit intemporel qui dit la tristesse de la perte, l'inanité de la victoire et la défaite d'être un homme quand la guerre ronge le monde. Magistral, tout simplement magistral.
Lien :
https://justaword.fr/%C3%A9c..