Le 13 novembre 1983, quatre jeunes gens ivres (trois en fait, le dernier étant en train de cuver sur la banquette), postulant pour la Légion étrangère, se mettent subitement à tabasser un jeune Algérien dans le train faisait la liaison entre Bordeaux et Vintimille, puis le jette hors du véhicule en marche, le tuant sur le coup. Pourquoi ? Personne ne sait ce qui les a incité à assassiner ce jeune homme timide et sans histoire. Pourtant, ce ne sont pas les témoins qui manquent : le train était bondé. Mais personne n'intervient, personne ne tire la sonnette d'alarme. Douce sécurité de l'anonymat que personne ne veut quitter…
Pire : Harang nous offre le témoignage de ceux qui n'ont rien fait : « J'ai vu sur le quai qu'ils les avaient attrapés. Et puis le train est reparti. J'avais peur que cela nous retarde, mais non. » Dans ses phrases, il laisse sous-entendre une critique contre une société froide et aseptisée : « Vingt-cinq minutes plus tard, le train repartit vers Vintimille. Les autres jours, les jours où des candidats légionnaires ne balancent personne par la portière, il y a treize minutes d'arrêt. La mort de Rachid Abdou n'a coûté que douze minutes de retard aux voyageurs de l'express 343. » À travers cette phrase, l'incident devient banal, sans importance. Pourtant, c'est bien de la fin d'une vie dont nous parlons, et même d'une fin particulièrement violente et injuste.
Le livre s'efforce de mettre des mots sur les faits, de trouver les raisons de cet acte aussi ignoble qu'insensé. Était-ce la volonté de prouver sa virilité en écrasant un adversaire sans défense ? Un besoin de se défouler sur quelqu'un qui sortait du lot ? Était-ce un acte purement raciste ? Aussi neutre que possible, Harang évoque des détails qui semblent insignifiants (le passé des quatre jeunes gens, comment sont-ils venus dans ce train, les raisons de la présence de Rachid Abdou, la victime, à Bordeaux) pour aborder le sujet de façon presque clinique, chirurgicale.
Par intermittence, l'auteur donne la parole aux agresseurs, citant des phrases qu'ils ont réellement dites pour leur défense. Leurs excuses sont mauvaises, confuses et se contredisent. Il est impossible de savoir qui a brandi le couteau, qui a ouvert la porte, qui a donné l'ordre d'ouvrir la porte, qui a poussé la victime… Aucun ne veut faire face à la réalité, aucun n'assume ses actes (mis à part l'un d'entre eux, à la toute fin, lors du procès. Quand il est trop tard…). Tous se cachent derrière l'excuse : « J'étais saoul. » Si Alberto Cela Della Cruz a poussé Rachid Abdou, c'était pour le protéger de la sauvagerie de Santini. Mais Santini n'a pas brandi le couteau, non, c'est Roussel qui l'a fait. Pourtant, Roussel a empêché Cela Della Cruz de poignarder le « bougnoule »… Mais comment peuvent-ils savoir puisqu'ils « étaient saouls »?
Puis, vient le procès. Il arrive plus tôt qu'on ne le pense, vers la moitié du livre. En cela, ce livre se différencie de
Mangez-le si vous voulez, de
Teulé (où un jeune homme se fait lyncher par la foule sans raison), car dans cette derniere oeuvre, ce n'est qu'à la fin que les assassins passent en justice. Mais il y a un véritable parallélisme entre les deux récits : l'histoire est réelle, la victime meurt, les tueurs sont incapables de trouver une raison valable à leurs actes et n'agissent que sur l'instant. Mais
Teulé décrit dans les moindres détails l'affreuse agonie de son protagoniste, et son style, moins concis que celui de Harang, est aussi moins agréable à lire.
En résumé, le livre d'Harang se dévore de bout en bout. L'histoire accélère rapidement, les phrases sont concises et efficaces. Même si on connaît déjà la fin, il est difficile de lâcher l'histoire (peut-être aussi parce que je suis attirée par le gore...).
On est tour à tour révolté contre les trois agresseurs, contre les gens dans le train qui ne font rien, contre les agents de la SNCF qui en font un minimum, et pris de pitié envers Rachid Abdou, dont le seul crime était d'être Algérien. Mais l'auteur ne se laisse pas aller au pathos, son but n'est pas d'émouvoir le lecteur, et cela donne une dimension plus dramatique encore à l'oeuvre.
Je le recommande vivement à tous ceux qui ne sont pas déprimés !