Nouvelles complètes - Coffret volumes 01 et 02 (1867-1888)

Au fur et à mesure que les minutes passaient, Adela se rendait compte qu'elle dérivait de plus en plus loin de son mouillage. Lorsqu'elle finit par se contraindre à consulter sa montre et à rappeler à son compagnon qu'il ne leur restait que tout juste assez de temps pour rentrer à la maison en prévision du retour de son frère, elle savait qu'elle était rapidement entraînée vers la haute mer. Alors qu'elle descendait la colline à son côté, elle se sentit brusquement pénétrée par une tentation aiguë. Sa première réaction instinctive fut de fermer les yeux pour ne plus la voir, en espérant que, quand elle les rouvrirait, la tentation aurait disparu, mais il apparut qu'il faudrait composer avec elle pour s'en défaire. La tentation pesait si fort sur Adela qu'elle lui céda après avoir fait à peine un mile en direction de la maison, ou du moins qu'elle lui accorda le gage que constitue l'accélération du pouls dont s'accompagne une résolution audacieuse. (p. 144)

Un jour de rêve
Nouvelles complètes, I, 1864 - 1876, Editions Gallimard, 2003

Joséphine ne put contenir son étonnement plus longtemps. Elle descendit à vive allure dans la cuisine.
"Valentine, dit-elle à la cuisinière, qu'est-ce qui peut bien arriver à Madame ? Elle ne veut rien manger, elle boit du cognac à pleins verres ; il y a une minute, elle regardait la mer avec une lorgnette, et maintenant elle pleure comme une madeleine avec une lettre ouverte sur les genoux."
La cuisinière, qui était en train de peler des pommes de terre, leva la tête et lança un clignement d'oeil entendu.
"Ca ne peut vouloir dire qu'une chose, dit-elle, Monsieur revient." (p. 8)

Une tragédie de l'erreur, chapitre I
Nouvelles complètes, I, 1864 - 1876, Editions Gallimard, 2003

Ces jeunes gens, donc, venaient de flâner ; il était clair que leurs pas les avaient menés dans des lieux où les ronces étaient drues et la rosée abondante - que dis-je ? -, parmi des fondrières et des flaques où les pluies d'avril stagnaient encore. Les chaussures et le pantalon de Ford venaient de connaître un sérieux avant-goût de la boue de Virginie ; le bas de la jupe de sa compagne était horriblement crotté. Quelle puissante exaltation avait rendu nos amis si peu soucieux de l'endroit où ils mettaient les pieds ? Quelle ardeur aveuglante avait pu susciter ces deux phénomènes surprenants : un jeune lieutenant qui néglige son premier uniforme, une jeune fille bien élevée qui ne se préoccupe pas de ses bas ? (p. 30)

Histoire d'une année, chapitre I
Nouvelles complètes, I, 1864 - 1876, Editions Gallimard, 2003