Présentation par
Julien Hervier dans son livre : «
Ernst Jünger: Dans les tempêtes du siècle » :
Au début de 1990, Jünger publie encore un ouvrage important,
Les Ciseaux, recueil très homogène de textes plutôt brefs, tournant parfois à l'aphorisme. Il y adopte une forme inspirée de
Nietzsche et qu'il a souvent utilisée dans son refus des constructions systématiques. le 18 juillet 1988, il écrit à son traducteur
Julien Hervier : « le titanisme constitue la conclusion normale du Crépuscule des dieux. Cette attente est aujourd'hui très actuelle au dernier étage de la tour de Babel. Par exemple chez Heidegger. Moi aussi je m'intéresse depuis longtemps à ce sujet - entre autres dans un texte intitulé
Les Ciseaux. On pourrait dire qu'il s'agit d'une théodicée. Depuis
Nietzsche, à vrai dire, ce terme ne possède plus seulement une signification spécifique mais existentielle. Cela me suggère l'idée que nous devrions peut-être, quand la traduction du Travailleur sera achevée à notre commune satisfaction, la compléter par la version française des Ciseaux – nous pourrions ainsi faire voir la coupole, indispensable pour qu'il cesse de pleuvoir dons l'édifice.» Les théodicées sont des entreprises fort anciennes pour justifier la bonté et même l'existence du Dieu créateur, dont la cruauté du monde pourrait aisément faire douter. Mais Jünger en dépasse la signification spécifiquement théologique pour viser surtout une acceptation de l'existence humaine, si douloureuse soit-elle, dans un monde qui n'a pas cessé d'être pour lui un sujet d'émerveillement.
Le titre se réfère à l'image mythologique des ciseaux, qui séparent deux univers temporels : celui dont la mort constitue la conclusion abrupte, lorsque
Les Ciseaux de la Parque ont tranché, et celui d'un au-delà concret, approché dans le rêve, le mythe et le don de seconde vue, ou la mort perd ses terreurs, car
Les Ciseaux de la Parque s'y referme à vide sur l'intemporel. Dans cette perspective, Jünger mentionne les récits de « survivants», ces personnes qui, à la suite d'un accident brutal ou elles ont cru franchir le seuil de la mort, sont sauvées au moment ultime et retrouvent l'univers de la vie. Elles ont souvent l'impression d'être sorties de leur corps et de le survoler, sensation qu'a connue l'écrivain. Mais surtout, loin d'être en proie à l'angoisse et à la souffrance, elles éprouvent généralement un sentiment d'euphorie extrême, il leur semble qu'elles empruntent un long tunnel qui les mène vers une merveilleuse lumière dans laquelle elles aspirent à rentrer. Il y a quelque chose d'extrêmement rassurant pour Jünger qui voit s'approcher le terme inéluctable avec une grande confiance : il n'est surement pas loin ici de
Léon Bloy, auquel on demandait ce qu'il ressentait sur son lit de mort. Jünger a souvent cité sa réponse : «Une immense curiosité».
L'ouvrage suscite l'approbation du pape
Jean-Paul II qui charge un ecclésiastique tchèque, Mgr Kubovec, bien en cour à Rome et curé de la paroisse de Dürrenwaldstetten, proche de Wilflingen, de transmettre à Jünger la bénédiction papale pour son quatre-vingt-quinzième anniversaire“. Mais Jünger est certainernent encore plus heureux d'apprendre que son livre a pu venir en aide à des lecteurs sur le point de franchir le seuil, de passer à la douane, comme il l'écrivait dans
le Coeur Aventureux pour évoquer l'heure du bilan, le moment où l'on passe la frontière décisive entre deux mondes.