AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782070286614
160 pages
Gallimard (11/09/1979)
4.11/5   18 notes
Résumé :
Danilo Kiš a pris pour matériau de sa fiction la réalité des liquidations, des procès, des camps et des tourmentes qui sévissent en Europe depuis le début du siècle. Six des sept chapitres de ce livre présentent des biographies de révolutionnaires, terroristes, bagnards ou renégats profondément attachés les uns et les autres à leurs croyances.
Une abondante documentation, des témoignages, des Mémoires, reconstitués par une plume habile à l'exercice de style,... >Voir plus
Que lire après Un tombeau pour Boris DavidovitchVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (5) Ajouter une critique
Combien different? Tres tres. Ce livre de Danilo Kis est tres different de son Jardin, cendre. C'est un livre politique, dans l'acception la plus large du mot, c'est l'accomplissement d'un devoir civique. Un devoir aux sources anciennes: "Les Grecs anciens avaient une coutume digne de respect: a ceux qui avaient brule, que les crateres des volcans avaient engloutis, que la lave avait ensevelis, a ceux que les betes sauvages avaient laceres ou que les requins avaient devores, a ceux que les vautours avaient dechiquetes dans le desert, ils edifiaient dans leur patrie ce qu'on appelle des cenotaphes, des tombeaux vides, car le corps est feu, eau ou terre, mais l'ame est l'alpha et l'omega, c'est a elle qu'il faut elever un sanctuaire". C'est ce que fait ici Kis. Il eleve un tombeau a des gens broyes par un fanatisme politique ou religieux, des gens inconnus (inconnus de moi en tous cas, et je ne saurais dire combien d'eux ont reellement existe) ou oublies.


Le livre date de 1976. Un generation plus tard Antonio Munoz Molina ecrira quelque chose de semblable: Sefarade. le livre de Kis est plus court et il a le merite de ne pas y meler son vecu personnel (ce qui m'avait gene dans le livre de Munoz Molina). Contrairement a Sefarade qui a ete immediatement acclame par la critique, ce livre a ete attaque severement a sa parution par une critique a la solde des politiques, et Kis a du s'exiler definitivement. Ce qui lui a valu ces attaques dans sa patrie, la Yougoslavie, bien qu'aucune des nouvelles n'ait pour heros un yougoslave, c'est que 5 (6?) des 7 chapitres/nouvelles sont ancres dans un passe recent, et le regime alors en place s'est senti vise. Kis dira plus tard: "Il n'y a pas de doute que les communistes - pour qui Moscou est la Rome eternelle - ont percu mon livre comme un sacrilege".
Depuis, les critiques sont tombes dans l'oubli et ce "tombeau" est reconnu pour sa valeur.


Kis fouille les mecanismes du fanatisme et de l'intolerance qui menent a une haine aveugle, a des tentatives d'oppression, d'annulation, d'extermination de l'adversaire, ou de celui qui est vu - a tort souvent - comme adversaire. En fait des gens qui ont servi ce meme systeme totalitaire qui les concassera, les triturera, des qu'il croira ne plus avoir besoin d'eux ou voudra se dephaser de ses anciens plans par de nouvelles - et meurtrieres - manoeuvres. Parce qu'il ne suffit pas de les tuer, de les faire disparaitre, ces anciens acolytes, il faut qu'ils se soient accuses eux-memes, qu'ils aient reconnu leurs pretendues fautes avant de monter sur le bucher, pour que l'auto-da-fe, l'acte de foi imagine par les fanatiques enrages, soit exemplaire, parfait, plus que cela: irreprehensible.


Ce livre est donc un acte politique. Mais la prose de Kis n'en perd rien de son enchantement, ce qui fait que tout en etant revolte, tout en grincant des dents, on se delecte a sa lecture. Ce n'est - a mon avis - pas seulement un livre important, aux assertions intemporelles, mais aussi et surtout une oeuvre envoutante. A lire donc pour le message humain. A lire donc pour la brillance, l'eclat du texte.



Commenter  J’apprécie          465
Un Tombeau pour Boris Davidovitch est un recueil de sept nouvelles.
Danilo Kis insiste, cependant, discrètement sur la nécessité de chercher l'unité du livre. La couverture indique que nous avons affaire à « sept chapitres d'une même histoire » et à un « roman ».
En un sens technique, le livre n'est donc pas si éloigné de Sablier, lui aussi constitué d'un ensemble de textes dont le lecteur doit reconstituer l'unité. le sous-titre « sept chapitres » suggère néanmoins une idée d'incomplétude.
Par rapport à un recueil de nouvelles plus classique comme Encyclopédie des morts (sous-titré « nouvelles » et non « roman »), l'unité thématique d'Un Tombeau pour Boris Davidovitch est évidente : cinq des sept nouvelles parlent de personnes qui passent par les camps de la Sibérie Les anecdotes à l'origine de ces nouvelles sont, semble-t-il, toutes tirées de 7000 jours en Sibérie de Karlo Stajner (à qui la nouvelle centrale du roman est dédiée). le septième et dernier récit n'a pas de source documentaire, mais se déroule dans le même contexte : il s'agit de la biographie d'un poète qui n'est pas déporté, mais redoute de l'être à un certain moment de sa carrière.
Le lien entre les nouvelles est renforcé par le retour des personnages : un bandit du quatrième récit couche avec la maitresse d'un des personnages du troisième qui était lui-même mêlé au destin tragique du protagoniste du deuxième. La victime du même bandit croise, pour sa part, Boris Davidovitch Novski, le héros de la cinquième nouvelle qui est le protecteur du poète du dernier récit.
La sixième nouvelle, « Chiens et livres », introduit, cependant, un décalage spatio-temporel avec le reste du recueil : elle a pour cadre le sud de la France, au XIVème siècle, durant les pogromes de la « croisade des Pastoureaux ». Cela suggère que l'unité ultime du livre n'est pas à chercher dans le Stalinisme en tant que tel, mais dans quelque chose de plus profond et plus éternel.
La polémique poétique que mène Danilo Kis a probablement pour cible principale la conviction de détenir la vérité de l'existence et le sens de l'histoire. Cette certitude est dangereuse car elle peut conduire à considérer le meurtre comme un moyen acceptable s'il permet d'accélérer l'avènement de la fin de l'histoire, le rétablissement du paradis terrestre.
Le conflit qui oppose l'artisan Mikcha à son patron Reb Mendel dans le premier récit tourne déjà, en mineur, autour de cette thématique : Mikcha fait subir à un putois, voleur de poules, un sort particulièrement cruel. Il l'égorge et le pend au poulailler : « Reb Mendel, dit-il, je vous ai débarrassé des putois une bonne fois pour toutes ». Horrifié, le «Talmudiste » chasse son apprenti : « Lavez le sang de vos mains et de votre visage, et soyez maudit, Herr Miskat. »
Kis introduit ainsi le thème de la fin qui justifie les moyens : Mikcha tue le putois « pour sauver les poules ». Il assassinera ensuite une jeune fille innocente « pour protéger le parti » et finira par être liquidé « pour servir la révolution ».
Ce thème sera repris en mode majeur dans « Chiens et Livres » quand les Pastoureaux justifient le meurtre ou la conversion forcée des juifs en avançant qu'il « suffit d'une âme infidèle pour tous nous priver du paradis comme il suffit d'une brebis galeuse pour contaminer tout le troupeau » et « ne vaut-il pas mieux égorger une brebis galeuse que laisser se contaminer le troupeau entier ? ».
Le parallélisme avec la première nouvelle est renforcé par un probable ajout de Danilo Kis au texte original (la nouvelle est en grande partie traduite et adaptée d'un texte médiéval trouvé vraisemblablement dans un livre de Jean Duvernoy « Inquisition à Pamiers ») : deux Juifs disent qu'ils pourraient se convertir « si un jour Jéhovah […] leur prouvait […] que l'âme pêchait moins envers les hommes et les animaux au sein de la nouvelle Loi ». La mention des « animaux » dans cette déclaration est, pour moi, plutôt surprenante et je serais étonné qu'il ne s'agisse pas là d'une modification apportée par l'auteur.
Kis a beaucoup insisté sur la vérité historique des anecdotes qui lui ont servi de matériau de base pour composer le livre. Cette insistance est compréhensible. La véracité des faits est en effet essentielle pour montrer que le sens de l'histoire, « le fatum ou la nécessité historique » nous échappe. Les camps rassemblent les bons, les mauvais et les tièdes, les fidèles serviteurs du parti et les idéalistes comme les opportunistes, les criminels et les meurtriers. L'arbitraire y règne en maitre : Les camps ne sont pas un outil destiné à précipiter l'avènement du paradis socialiste, mais un immense jeu de hasard, une « loterie de Babylone » où les voies qui mènent les hommes sont « lointaines et obscures comme les voies du Seigneur ». La nouvelle centrale du livre, intitulée « le cercle magique des cartes », est justement consacrée au meurtre d'un médecin qui résulte d'une défaite aux cartes.
L'authenticité des anecdotes est importante, dans la mesure où, pour invalider la thèse selon laquelle nous avons accès, d'une manière ou d'une autre, au sens ultime de l'histoire, il faut opposer l'histoire elle-même. Ce sont les faits historiques qui, dans leurs contradictions et leur confusion fondamentales, doivent réfuter la fiction qui voudrait leur donner un sens non-équivoque. Sur ce point, il y a peut-être un contresens à voir dans les personnages des cinq premières nouvelles autant d'êtres « profondément attachés les uns et les autres à leurs croyances », comme l'indique la quatrième de couverture. Les personnages du livre sont des individus broyés par une machine meurtrière, mais cela n'en fait pas pour autant tous des hommes de conviction : Mikcha est une brute, Verschoyle, un romantique naïf, Tchéliousnikov, un exécutant efficace qui ne se pose pas de question et Taube, un homme divisé entre sa ferveur révolutionnaire (ses lunettes) et son savoir médical. Boris Davidovitch Novski est, à la rigueur, le seul des personnages du roman qui mérite l'appellation de « héros », même s'il est moins un héros révolutionnaire qu'un héros tragique. Novski lutte jusqu'au bout pour sauver le sens de l'histoire auquel il a consacré sa vie : il refuse que la signification qu'il a voulu donner à son existence soit dénaturée au prétexte de servir la cause. le combat qu'il mène est inégal, et la ténacité de Novksi aboutit aux sacrifices de plusieurs innocents supplémentaires. Novski, finalement défait, disparait dans la fournaise comme le sens de l'histoire.
La fidélité de Danilo Kis aux faits historiques est-elle pour autant absolue ? L'auteur lui-même ne le prétend pas. Il affirme que ce qu'il raconte est « vrai » et « a été consigné par des mains honnêtes et des témoignages sûrs ». La première ligne du livre indique cependant que le récit est « né dans le doute et l'incertitude ». Kis multiplie dans les nouvelles les indications de ce genre qui suggère que la vérité ultime se dérobe parce que les documents manquent, mais aussi parce qu'ils peuvent mentir. Cette prudence est cohérente avec l'idée que le sens définitif, absolu des événements historiques échappe en grande partie à la connaissance.
De manière intéressante, Kis commet une erreur de date dans la troisième nouvelle « Les Lions mécaniques ». Il situe la visite d'Edouard Herriot à Kiev durant l'hiver 1934, alors que ce voyage a eu lieu, pour autant que je sache, durant l'été 1933. Il semble que l'erreur remonte en fait au livre de Karlo Stajner où l'on peut lire au début de l'anecdote qui a servi de base à la nouvelle : « En 1934, Herriot visita l'Union soviétique. » (cité par Alexandre Prstojevic dans son article « Un certain goût de l'archive (Sur l'obsession documentaire de Danilo Kis) » qui peut être lu sur internet).
La lecture du récit de Stajner suggère que Kis a pris la décision de situer l'action de sa nouvelle en hiver. Il a profité de la latitude laissée par sa source qui mentionne seulement une année (fausse) pour choisir l'hiver plutôt qu'une autre saison. Kis n'a pas jugé utile de croiser les sources ou de vérifier les dates de Stajner.
On trouve également une autre erreur de date dans « Chiens et livres ». Les événements rapportés dans la nouvelle ont eu lieu en 1320. Mais, Kis choisit de situer la date de l'arrestation de Baruch David Neuman le 23 décembre 1330. Il décale donc de dix ans l'année des évènements. Il n'est pas difficile de deviner la raison de cette modification. Elle apparait clairement dans « la note de l'auteur » qui clôt la nouvelle : elle crée « la concordance des dates d'arrestation de Novski et de Neuman (le même jour fatal du fatal mois de décembre, à six siècles de distance, 1330-1930) ».
Quand on vérifie la date de la comparution du « Juif Baruch » devant Jacques Fournier, Evêque de Pamiers, on s'aperçoit qu'elle s'est en fait passée le 13 juillet 1320. le trucage de la date est complet et ici, contrairement au cas des « Lions mécaniques », n'est pas imputable à une source non-vérifiée. Que faut-il penser de cette manipulation des dates ? Une interprétation possible est que Danilo Kis a voulu, de manière indirecte, mettre en garde contre la tentation de substituer à une vision de l'histoire conçue comme progrès linéaire, celle d'une histoire qui serait pure illusion et en réalité, fondamentalement, éternelle répétition. le lecteur qui croit au miracle de la coïncidence des dates est prêt à se faire piéger, en récusant la vision hégélienne de l'évolution historique, et à adopter une vision « stoïcienne », autre abstraction qui choisit et réarrange les faits pour donner l'illusion d'accéder au sens définitif de l'histoire.
Une fois que l'on accepte l'idée que Kis, comme un autre, peut « mentir » et « ment » effectivement, il devient possible d'admirer ses trouvailles et d'en chercher le sens poétique.
Le choix de situer la visite d'Edouard Herriot en hiver permet de créer l'image d'un « témoin » hors de son élément et tremblotant de froid. le chef du parti radical est coiffé d'un « béret basque » et a les cheveux taillés en brosse. Alors qu'il écoute les explications de sa guide au sujet des fresques de l'église Sainte-Sophie, il « hoche la tête, tournant et retournant son béret entre ses doigts comme un écolier ». Il n'y a aucune vraisemblance qu'Edouard Herriot ait jamais porté un béret basque durant sa visite en U.R.S.S., d'autant plus que l'action est censée se dérouler en hiver. L'intention satirique est évidente, mais elle est masquée par l'insistance sur l'authenticité du récit qui renvoie « le lecteur soupçonneux et méfiant à la bibliographie déjà mentionnée où il trouvera toutes les preuves nécessaires ». Il s'agit d'une fausse piste : la « bibliographie mentionnée » ne contient qu'une liste d'ouvrages d'Edouard Herriot, dont un seul a un rapport possible avec le récit (Russie Nouvelle) et un article nécrologique du Monde de 1957.
L'ironie de Kis se manifeste dans la manière dont il feint de trouver parfaitement normal une assertion de ce type : « Autant les témoignages cités plus haut suscitent le doute et la méfiance, autant un récit de Tchéliousnikov, ayant trait à Herriot, mérite d'être cité, même si, au premier abord, il semble n'être que le fruit de son imagination. Je le relate ici car il est difficile de mettre en doute sa véracité. Enfin, tout porte à croire que certains récits de Tchéliousnikov, aussi bizarre soient-ils, reposent sur des faits réels. La preuve en est que le récit qui suit fut confirmé par Herriot lui-même, « une intelligence rayonnante » selon les mots de Daladier. »
Il est en fait très difficile de comprendre pourquoi nous devrions croire que la « véracité » du récit de Tchéliousnikov est difficile à mettre en doute si elle semble en même temps être le « fruit de son imagination » et le « lecteur soupçonneux et méfiant » aimerait sans doute savoir ce qui porte exactement à croire que les récits de l'ancien tchékiste « reposent sur des faits réels ». Mais, nous sommes invités à faire confiance à l'auteur et nos soupçons sont renvoyés à la bibliographie (bonne chance). Par ailleurs, les dires de Tchéliousnikov seraient corroborés par Herriot lui-même (ce qui, à l'évidence, est impossible puisque Herriot est supposé avoir été berné par la mise en scène de Tchéliousnikov), Herriot qui était « une intelligence rayonnante » selon… Daladier (l'homme qui a déclaré que la conférence de Munich en 1938 avait été « une conversation franche avec monsieur Hitler et monsieur Mussolini » et une « victoire pour la paix »). Nous devons donc croire un ancien tchékiste parce que ses propos seraient confirmés par Edouard Herriot, qu'un « connaisseur d'hommes » comme Daladier jugeait d'« une intelligence rayonnante ».
Notre croyance dans l'authenticité des faits que rapporte Danilo Kis, notre confiance dans l'écrivain qui doit être « du côté de la vérité, contre les mensonges du totalitarisme » nous empêche de prendre totalement conscience des contradictions de ce type. Elle recouvre de la certitude du « vrai » toutes les contaminations imaginaires du texte. Nous ne voyons pas bien le petit écolier Herriot car il est dissimulé par la stature du « personnage historique ». Nous pensons être victime d'une hallucination quand Novski, séjournant au sanatorium de Davos ou confronté à un jeune homme dont la peau « sombre et saine » n'est pas encore atteinte par « la pourriture », semble tout d'un coup sortir d'un roman de Thomas Mann.
Parmi les procédés que Kis emploie pour donner une unité au livre, la « rime de situation » (Queneau) et le retour des motifs jouent un rôle essentiel. ». Il y a ainsi une analogie frappante entre le putois égorgé que Mikcha accroche cruellement au poulailler dans la première nouvelle et la fin de Verschoyle, dans le récit suivant, qui se retrouve suspendu, nu et la tête en bas, à l'entrée du camp pour décourager les tentatives d'évasion. Mais, la mort de Verschoyle reproduit également « le pendu » du jeu de Tarot et constitue sans doute une allusion à la nouvelle centrale (« le cercle magique des cartes ») comme la mention du fait que Tcheliousnikov (dans la troisième nouvelle) est un « bon joueur de poker et de vingt-et-un ». La rime de situation la plus visible est celle qui unit, par-delà les siècles, Boris Davidovitch Novski et Baruch David Neuman. Elle est mise en évidence par « La note de l'auteur » placée à la fin de « Chiens et livres » comme une indication du procédé.
L'unité du livre en définitive se trouve peut-être là, dans cette perpétuelle contamination du réel par l'imagination, dans cette illusion qu'après tout, nous pouvons avoir accès à la vérité, dans cet abandon du doute et cette confiance aveugle que, nous lecteurs, accordons à « l'Ecrivain » comme d'autres, à « celui en qui il fallait croire ». Cette foi, qui nous fait accepter le béret basque d'Edouard Herriot comme un détail « réaliste », a une parenté suspecte avec celle qui, dans certaines conditions, a fait accepter le meurtre comme un « mal nécessaire ».
Au milieu du doute et de l'incertitude, la seule thèse que l'auteur du livre accepte d'assumer est affirmée deux fois, l'une en son nom propre et l'autre par Baruch David Neuman, qui acquiert ainsi certains titres à être considéré comme le porte-parole de l'auteur. Cette thèse est que « Malgré tout, la souffrance provisoire de l'existence vaut mieux que le vide définitif du néant » (p.75 et 136). Nous sommes incapables d'accéder au sens de l'histoire et, par conséquent, nous ne pouvons pas agir uniquement en vue des fins. Tous les moyens ne sont pas bons et nous ne devons pas transiger avec le commandement « Tu ne tueras point ».
Commenter  J’apprécie          10
Nous sommes au temps de l'Union Soviétique, de la guerre froide, la Yougoslavie existe encore et Tito est à sa tête. Alexandre Soljenitsyne vient d'avoir le prix Nobel. En 1973, il fait publier à Paris « L'Archipel du Goulag ». Arrêté en 1974, il est expulsé d'Union Soviétique et déchu de sa citoyenneté. On peut difficilement imaginer aujourd'hui combien ces événements structuraient la vie politique, intellectuelle de ces temps.
A cette époque, Danylo Kis enseignait en France mais continuait aussi de vivre à Belgrade.
Les sept récits de cette oeuvre parlent de révolutionnaires, de terroristes, tous convaincus de leurs croyances, tous victimes des mécanismes de la répression stalinienne. Leur engagement dans la lutte communiste, leur parcours dans une Europe en effervescence.
Parmi les sept textes, l'un souligne l'analogie entre l'oppression stalinienne et certaines méthodes de l'Inquisition du quatorzième siècle.
Ainsi, Kiš fait entendre l'histoire de ces communistes sacrifiés pour le bien du Parti, de ces morts oubliés dont personne ne veut plus entendre parler. Il met la fiction au service du témoignage. « L'Histoire c'est le nombre, la littérature c'est l'individuel ».
C'est aussi un livre sur la manipulation, non seulement de l'homme mais surtout du document écrit comme rare trace qui inspire encore à l'homme contemporain une certaine confiance.
Ce Livre sortira en 1976 en Yougoslavie, traduit en français, en 1979.
Même si la Yougoslavie titiste est en froid avec le « grand frère » soviétique, le scandale éclate aussitôt à sa parution et, plutôt que de dénoncer ouvertement ce livre comme anticommuniste, on lui fait un procès littéraire.
Officiellement, Kiš est accusé de plagiat. On lui reproche de s'être inspiré des témoignages sur les goulags publiés quelques années auparavant en Yougoslavie.
L'accusation n'est qu'un prétexte.
En effet, Kis dévoile une des plus importantes dimensions de tout pouvoir autoritaire : l'art du mensonge, de la mise en scène, de sorte que l'Histoire « connaissance objective, mue par la curiosité désintéressée » s'avère être une gigantesque mystification.
Le travail d'écriture de Kiš s'attaque à ce besoin que nous avons de croire.
Il brise toute impression de coïncidence entre un discours se voulant objectif et le réel.
« Lorsqu'un mensonge est répété sans cesse, le peuple commence à y croire. Car la foi est nécessaire au peuple »dit un de ses personnage.
Ces derniers mots marquent une différence cruciale entre ce que fait Kiš et ce que font les artisans de la propagande soviétique qui imposent une vérité définitive et proscrivent le doute, qui écrivent l'Histoire et non des histoires
Mort en 1989, Kis n'aura pas assisté à la guerre des Balkans. On ne peut que se demander comment il aurait décrit la terreur pendant les sanglantes années de « purification ethnique ».

Commenter  J’apprécie          130
Il y avait dans la théologie chrétienne la « communion des saints [et martyrs] », réseau mystique et invisible (« Corps mystique du Christ ») reliant entre eux, par-delà l'espace et le temps, les fidèles vivants ici-bas et ceux qui sont morts et ressuscités auprès de Dieu. Soit toute la magie du Bien, rayonnant de proche en proche, et jusqu'au plus lointain, porté par les puissances d'Amour (charité, intercession, rédemption…). Aux antipodes (matériel et temporel vs spirituel, infernal et diabolique vs céleste ou divin, mécanique ou organique vs mystique), c'est un tout autre réseau, underground plutôt que proprement invisible, que Danilo Kiš dans Un Tombeau pour Boris Davidovitch, nous donne, lui, à voir ou à entrevoir .

Dans des récits indépendants mais convergents (« Sept chapitres d'une même histoire » comme dit le sous-titre), il nous introduit d'abord, comme par effractions, dans le système stalinien où, on le devine, des millions d'individus en interaction, victimes et bourreaux confondus, se trouvent jetés les uns contre les autres, fanatisés ou manipulés jusqu'aux meilleurs d'entre eux, engagés tout entiers et finalement sacrifiés, broyés, usés jusqu'à l'os, au service du Grand Tout totalitaire. Mais — changement soudain de temps et de lieu — on se retrouve aussi, pour une brève incursion (chapitre 6, « Chiens et livres »), dans le sud de la France ravagé par l'Inquisition, où l'on assiste à une chasse à l'homme, réplique anticipée de celle qui est au centre du livre et qui lui donne son titre. Comme si l'auteur tenait à signaler que cette contagion du Mal, de « l'archipel chrétien » (note de la p. 132) à celui du Goulag, traverse le temps et l'espace comme une sorte de réseau occulte et tentaculaire. Rhizome vénéneux et proliférant qui fait souterrainement circuler la mort (la « peste psychologique » comme il est dit p. 156) ; ou plutôt système mécanique et aveugle qui poursuit inexorablement sa marche destructrice. Une sorte de « machination des rouages », pourrait-on dire en réplique inversée de la « communion des saints », relevant non plus du « Corps mystique du Christ » mais d'une « Organisation occulte du Crime ».

Resterait, pour pousser plus loin encore le parallèle, à souligner le caractère hybride des deux réseaux, mi-réels mi-fictifs ou mythiques. À cet égard, le dernier récit, placé entre littérature et politique, apparaît comme un trait d'union entre ces deux plans du réel et de l'imaginaire, comme aussi le fait que certains personnages semblent se survivre un temps comme fantômes (pp. 35, 129, 146). le livre de Danilo Kiš est un roman, les histoires comme les principaux personnages sont inventés, mais situés dans des contextes ou des circonstances et au milieu de personnages qui sont, eux, bien réels. Pour donner le change, l'auteur fait même un travail de documentation et d'écriture (impersonnelle, froide, objective) qui fait plus vrai que vrai. Comme s'il y avait les apparences et le fond des choses, le détail anecdotique et la portée symbolique, ou bien encore comme si, derrière les personnages et les biographies, réels ou imaginaires (peu importe en définitive…), il fallait surtout retrouver des Figures Destinales susceptibles de nous jeter en pleine face la vérité de la condition existentielle et historique de l'homme.

Une réserve toutefois : le livre est court et sept récits, c'est un peu court aussi pour couvrir tout le champ de l'expérience humaine et pour nouer une quantité de fils suffisante à donner l'impression d'une trame et d'un réseau inextricable. D'où une certaine frustration et un goût d'inachevé à la fermeture du livre, comme d'une enquête qui tournerait ou aurait tourné court...
Commenter  J’apprécie          10
Vous savez, certaines écritures vous prennent à la gorge, vous oppressent. C'est exactement ce que fait Danilo Kiš. Il décrit la violence et l'arbitraire, se tient à mi chemin entre le réel, le vraisemblable et l'imaginaire, ce qui bien entendu fait douter de tout. C'est son but. Nous faire douter que ces crimes atroces : les purges staliniennes dans Un tombeau pour Boris Davidovitch, ne soient que des erreurs de l'histoire, des monstres qui nous seraient étrangers. Il nous fait entrer de force dans la peau de l'être traqué, condamner par les circonstances, par certaines circonstances qui auraient peu être toutes autres mais n'auraient pas remis en cause sa condamnation. La sentence est implacable, la victime humaine, simplement humaine, cela aurait pu être nous, et le bourreau n'est pas un étranger, mais simplement un système, un fonctionnaire, qui pourrait également être nous. Finalement, c'est dans son style le plus froid et plus analytique que l'on se sent le plus perdu dans un délire implacable.
C'est dans Un tombeau pour Boris Davidovitch que l'on sent le même piège insensé que celui du Procès de Kafka, notre esprit se révolte. Ce qui est paradoxal, c'est qu'absolument aucun personnage ne génère la moindre empathie chez le lecteur. On ne s'attache pas aux personnages car ils sont somptueusement là comme des archétypes ou des facettes de nous-mêmes. Danilo Kiš va au-delà de l'identification : ses personnages sont suffisamment complexes pour être parfaitement crédible, et incroyablement creux pour que nous soyons certains qu'il s'agit de nous, ou, et dans le même élan ce qui est encore plus invraisemblable, de n'importe qui d'autre. Ses personnages sont des humains, des proies qui se débattent, mais ne sont jamais des victimes. Ce sont des êtres tentant d'empoigner la part de libre arbitre, d'espérance, de dignité qui leur reste pour en faire quelque chose dans ce monde qui s'obstine à les broyer.
Commenter  J’apprécie          60

Citations et extraits (8) Voir plus Ajouter une citation
Ce recit, ne dans le doute et l'incertitude, a le seul malheur (que certains nomment chance) d'etre vrai: il a ete consigne par des mains honnetes et d'apres des temoignages surs. Mais pour atteindre a la verite dont reve l'auteur, il devrait etre raconte en roumain, hongrois, ukrainien ou en yiddish; ou plutot un melange de toutes ces langues. Alors, issus du hasard et des profondeurs troubles de l'inconscient, jailliraient de l'ame du conteur quelques mots russes, tantot doux comme teliatina, tantot durs comme kindjal. Si le narrateur pouvait donc atteindre a cet instant de bouleversement babylonien, inaccessible et terrifiant, on pourrait meme entendre les humbles prieres de Hana Krzyzewska et ses horribles supplications, dites en roumain, en polonais, puis en ukrainien (comme si la question de sa mort n'etait que la consequence d'une tragique meprise), comme on pourrait entendre son delire se transformer, a l'instant du dernier spasme et de l'apaisement, en priere pour les morts, dite en hebreu, langue des commencements et de la mort.
Commenter  J’apprécie          210
La grisaille provinciale des petites villes d'Europe centrale du debut du siecle tranche nettement sur la nuit des temps: les maisons grises sans etage avec leurs cours que le soleil, dans sa lente revolution, decoupe avec precision en carres de lumiere aveuglante et d'ombre humide aux moisissures de tenebres; les allees d'acacias exhalant au printemps leur fade senteur, qui rappelle l'odeur des maladie infantiles, les sirops epais et les pates pectorales; l'eclat froid et baroque de la pharmacie ou brillent les contours gothiques des vases de porcelaine blanche; le morne gimnazium avec sa cour dallee (les bancs verts tout ecailles, les balancoires cassees aux allures de gibets et les cabinets en bois badigeonnes de blanc); la mairie peinte en jaune Marie-Therese, la couleur feuille morte et rose d'automne des romances jouees le soir par l'orchestre tsigane dans les jardins du Grand Hotel.
Commenter  J’apprécie          230
Un tombeau pour Boris Davidovitch (début de la nouvelle)

« L’histoire a conservé sa mémoire sous le nom de Novski, ce qui n’est sans aucun doute qu’un pseudonyme (ou plutôt un de ses pseudonymes). Mais une question suscite immédiatement le doute : l’histoire a-t-elle vraiment conservé sa mémoire ? Dans l’Encyclopédie Granat et son supplément, parmi deux cent quarante-six biographies et autobiographies autorisées des grands hommes et des acteurs de la révolution, son nom n’est pas mentionné. Haupt, dans son commentaire de ladite encyclopédie, remarque que toutes les personnalités marquantes de la révolution y figurent et déplore seulement « l’absence surprenante et inexplicable de Podvoïski ». Ainsi, de la façon la plus surprenante et la plus inexplicable, cet homme, qui a donné à ses principes politiques le sens d’une morale rigoureuse, cet ardent internationaliste, reste mentionné dans les chroniques de la révolution comme une personnalité sans visage et sans voix. »

……………………….

« Les lions mécaniques » (début de la nouvelle)

« Le seul personnage historique de cette nouvelle, Édouard Herriot, leader des radicaux français, président de la commission des Affaires étrangères, maire de Lyon, député, musicologue, etc., occupera peut-être ici une place secondaire ; ce n’est pas qu’il soit, dans le récit, moins important que l’autre personnage (non historique mais non moins réel) que l’on va découvrir, mais on peut trouver par ailleurs beaucoup d’autres données sur la vie d’un homme public comme Herriot. N’oublions pas qu ’Herriot fut lui-même écrivain, mémorialiste et un homme politique célèbre dont la biographie figure dans toute encyclopédie sérieuse.

Un témoignage** donne d ’Herriot la description suivante : « Grand, fort, les épaules massives, la tête carrée surmontée d’une brosse de cheveux touffus, la figure taillée à coups de serpe, barrée d’une courte et épaisse moustache, l’homme donnait une impression de puissance. La voix, magnifique, apte aux nuances les plus subtiles, aux accents les plus modulés, dominait aisément les tumultes. Il savait en jouer avec art, comme des expressions changeantes de son visage. » Ce même témoignage décrit ainsi son caractère : « C’était un vrai spectacle que de le voir à la tribune, passant du grave au plaisant, de la confidence à l’affirmation claironnante d’un principe. Un contradicteur se révélait-il ? Il acceptait l’interruption et, tandis que l’autre s’expliquait, un large sourire s’épanouissait sur la figure d’ Edouard Herriot, signe prémonitoire de la réplique mordante qui allait déchaîner le rire ou les applaudissements, à la confusion de l’interlocuteur pris en défaut. Ce sourire, il est vrai, disparaissait quant à la critique se mêlaient des propos offensants. De telles attaques le mettaient hors de lui et provoquaient des apostrophes d’autant plus mordantes qu’il n’était pas exempt d’une sensibilité toujours en éveil, que d’aucuns taxaient de susceptibilité. »
Commenter  J’apprécie          30
À l’hôpital de Kolyma, le vieux Rabinovitch, atteint de scorbut et déjà à moitié aveugle, raconta la veille de sa mort au docteur Taubé sa rencontre avec Novski dans les couloirs du tribunal, après la clôture du procès. « Boris Davidovitch, lui dit-il, j’ai bien peur que vous ne soyez devenu fou. Vous allez tous nous enterrer avec votre plaidoyer. » Novski lui répondit avec une étrange expression sur le visage, qui ressemblait à l’ombre d’un sourire : « Isaac Illitch, vous devriez connaître les rites de l’enterrement juif : à l’instant où l’on se prépare à transporter le mort de la synagogue au cimetière, un des serviteurs de Jahvé se penche sur le défunt, l’appelle par son nom et lui dit à voix haute : Sache que tu es mort ! » Puis il se tut un instant et ajouta : « Excellente coutume. »
Commenter  J’apprécie          70
(...) l'homme se présenta devant lui dans la grande salle de l'évêché, qui communiquait par une porte à gauche avec la chambre des tortures. Monseigneur Jacques demanda que l'on conduisît ledit Baruch par cette pièce pour rappeler à sa mémoire les instruments que dans sa miséricorde Dieu a mis entre nos mains au service de la Sainte Foi et pour le salut de l'âme humaine.
Commenter  J’apprécie          20

Videos de Danilo Kis (10) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Danilo Kis
Le vendredi 13 juillet 2018, la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris - www.charybde.fr ) avait la joie de recevoir Emmanuel Ruben pour évoquer les récentes publications de "Le coeur de l'Europe" (éditions La Contre Allée) et de "Terminus Schengen" (éditions le Réalgar), et pour effectuer un parcours au sein de la littérature d'ex-Yougoslavie. Il évoquait Milos Crnjanski, Ivo Andric, Aleksandar Tisma, Danilo Kis, Milorad Pavic et David Albahari, tandis que le librairie Charybde 2 évoquait Faruk Sehic, Miljenko Jergovic et Goran Petrovic.
Ceci est l'enregistrement de la première heure de la rencontre.
+ Lire la suite
autres livres classés : yougoslavieVoir plus
Les plus populaires : Littérature étrangère Voir plus


Lecteurs (59) Voir plus



Quiz Voir plus

Le XVIIème siècle en littérature

Hormis le classicisme, quelle autre grande période ce siècle est-il marqué ?

Le drame
L'encyclopédie
Le baroque
Le pré-romantisme

12 questions
257 lecteurs ont répondu
Thèmes : classicisme , Baroque littéraireCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..