«
Sablier » est un livre qui parle d'un personnage qui, entre autres, parle des livres dans lesquels il pourrait se retrouver : des biographies possibles, fantasmées.
Des existences multiples venant camoufler une autre : la seule, la vraie, une identité qui pourrait bien avoir un intérêt à devenir indiscernable de ses doublures livresques.
Lecture marquante, tantôt ardue, tantôt passionnante, à la fois déstabilisante (de par son air expérimental) et prenante (grâce à la beauté, à l'humour et à la poésie de certaines pages – à voir la longue citation que j'ai ajoutée sur Babelio), «
Sablier » représente une performance d'ordre littéraire et politique, un acte d'ascèse narrative et de refus d'artifice apte à longuement nourrir notre réflexion.
Dès les premières pages, on est prévenus sur la possibilité de trébucher sur les questions d'illusion d'optique et sur les blocages de notre esprit (ou de notre volonté ?) d'admettre le vide, le négatif, le creux.
Car presque tout, tout le sens, réside dans les creux du «
Sablier ».
Il se laisse égrainer au fil des pages, au fur et à mesure que la lecture avance, et que le temps s'écoule du «
Sablier ».
La litote et la prolepse, les procédés du narrateur évitant, qui choisit de dire moins que ce qu'il en sait au but d'entretenir la tension de la lecture, se trouvent génialement manipulées par le protagoniste du livre : le mystérieux, l'imparfait et tellement humain E.S.
L'étrangeté de ce personnage, c'est « d'être à la fois celui qui regarde et celui qui est regardé » (p. 34), d'être en même temps sujet et objet d'observation, récitant et récité : s'il se livre à la première personne (dans les cinq sections des « Carnets d'un fou » – écho trompeur au « Journal d'un fou » de
Gogol), produisant réflexions, considérations, méditations métaphysiques, souvenirs et listes parfois interminables, il se retrouve également raconté en langage faussement objectif/administratif (dans les quatre sections intitulées « Instruction ») ou il semble répondre à un interrogatoire (pourquoi ? diligenté par qui ? pour quel délit ?) lors de deux « Audiences du témoin ». Quatre autres « Tableaux du voyage » le restituent dans des gestes, des errances et des confrontations de premier abord obscures, souvent en lutte avec le froid et la misère, s'adonnant à des voyages et des démarches peu compréhensibles.
Mais qui est cet individu que l'on voit de l'intérieur et de l'extérieur, qui se raconte et se fait raconter par un autre ayant étrangement accès à tous ses pensées, rêves, croyances et désirs intimes (est-ce vraiment un autre ?), perpétuellement coincé dans les différents registres du langage et reflété dans des innombrables (et savoureuses) mises en abyme* ?
Plusieurs indices peuvent nous laisser croire que tout cela n'est que l'histoire d'un « moi divisé, pitoyable » (p. 146) – ou bien que dans un contexte délicat, voire hostile, le personnage peut consentir à jouer les fous pour garder raison et pour avoir le dernier mot sur son histoire, qu'il s'entête à mettre par écrit :
« Malgré ce moment de découragement et de doute, un pressentiment l'effleure, à la limite du conscient, que cette petite tranche d'histoire familiale, cette courte chronique possède la force de ces annales qui, lorsqu'elles resurgissent au jour après de longues années, et même des millénaires, deviennent un témoignage du temps (et peu importe alors de qui il s'agit), comme ces fragments de manuscrits découverts dans la mer Morte ou dans les ruines des temples ou sur les murs des prisons » (p. 20).
«
Sablier » risque de décourager par ce discours composite, disparate, dépourvu d'explications sur les circonstances de sa production. Ainsi, en divaguant parfois distraitement sur des pages nous rappelant
Borges, Kafka et Perec, on met du temps à comprendre que l'imprécision, la dissimulation et l'évitement peuvent être les traits d'un individu acculé ou d'un transfuge ; et que les échos de la grande histoire, celle qui s'écrivait en 1942, se cachent dans les listes de noms nullement fictifs (de disparus) ou dans la lettre finale, authentique, signé par le père de
Danilo Kis.
Éclatement du sujet, désarticulation de la chronologie, pulvérisation de la vérité narrative ; «
Sablier » offre une vision hallucinée de l'histoire : la seule possible, peut-être, pour dire l'inconcevable.
_____________________
* Un exemple :
« Citez un bref compte-rendu du roman qui décrit, avec une distanciation pleine d'ironie, les récents et souvent incroyables aventures du héros.
"Parade dans un harem", qui nous est proposé dans une collection réputée et bon marché de la maison d'édition Tábor*, est la première oeuvre (c'est du moins ce qu'indique l'éditeur dans une note laconique) de M. E.S. Derrière le titre volontairement sensationnel, sans doute inspiré par P. Howard, le lecteur découvre avec plaisir un écrivain sensible et talentueux, et un thème social et psychologique très intéressant. Sans vouloir, à l'instar de certains trouble-fête maladroits, révéler tout à fait au lecteur l'intrigue de ce livre, nous dirons seulement que l'action du roman ne se déroule pas, comme pourrait le faire croire le titre, dans l'ambiance exotique de palais orientaux, mais dans un village perdu de Pannonie, à notre époque. le héros du roman, un certain E.S., homme excessivement sensible et même un peu perturbé, est confronté, après une expérience terrible (il s'agit d'une rafle à Novi Sad), à des situations quotidiennes, tout à fait banales, mais dans lesquelles il n'arrive pas à se débrouiller. L'action du roman se déroule au cours d'une seule nuit, des dernières heures de la journée à l'aurore. Dans ce bref laps de temps, il revit les épisodes majeurs de ses expériences passées ou récentes, et dresse un bilan de sa vie. le conflit du héros avec le monde est en fait le conflit avec la mort, une lutte contre la mort qu'il sent proche. Nous recommandons de tout coeur ce roman à nos abonnés et à nos nouveaux lecteurs, à tous ceux qui ne courent pas après des sujets faciles et pleins d'aventures, et qui sont persuadés, comme nous le sommes, que ce que l'on appelle l'intrigue n'est pas le plus important, ni la valeur essentielle d'une oeuvre littéraire (pp. 199-200, « Instruction (III) »).
(*) Maison d'édition hongroise d'avant-guerre, spécialisée dans les oeuvres judaïques. (N.d.T.)