Un livre de
nouvelles. Vieilles comme le monde. Reinterpretees par Kis en une ecriture exuberante. Des
nouvelles. Des contes plutot. Des paraboles. Mirobolantes. (Des miroboles parabolantes?)
Un livre qui veut ecrire l'histoire de ceux que l'histoire a ignore.
Par exemple, Simon le mage, adversaire des apotres, efface par le christianisme.
Ou une putain, effacee par les bien-pensants, honoree a sa mort par ses “habitues".
Ou tout un petit peuple efface, oublie, mais restitue a notre memoire par une “encyclopedie des morts”, qui ne mentionne personne de celebre, pour “corriger l'injustice humaine et octroyer a toutes les creatures de Dieu une meme place dans l'eternite".
Ou des dormants eternels qui revent, le reve de l'eternite et du temps, le reve des morts, le reve des sacrifies au nom de Jesus ou au nom de l'astre-dieu des paiens, la lune. Les morts revent? Et que se rappelent-ils dans leurs reves, que les vivants ont oublie?
Ou une fillette qui voit dans son miroir, horrifiee, des paysages lointains, des actions lointaines, des morts lointaines. Temoin d'avance de ce que les autres, les plus ages, avec toute leur experience, ne peuvent percevoir.
Ou un livre malefique, qui court, court, quand nombre de bons livres sont brules, quand nombre de braves gens sont brules. Un livre-torche dans les mains des incendiaires. Un livre assassin, qu'on laisse courir en fermant les yeux.
Ou un ecrivain, assassine, dont les bourreaux inventent la biographie. Et reinventent a chaque changement de pouvoir. Effacent et reecrivent. Effacent et reecrivent.
Et beaucoup d'autres, leses par leurs proches, par leur entourage, par l'histoire, par la memoire collective. Ou bien reinventes par cette meme memoire, moins selective que reconstruite. “L'histoire est ecrite par les vainqueurs. le peuple tisse des legendes. Les ecrivains developpent leur imagination. Seule la mort est indeniable”.
Kis ecrit ce qu'il a entendu par erreur, ce qu'il a lu par hasard, pour corriger nos vieux livres, pour aerer nos poussiereuses bibliotheques, pour assainir notre memoire.
L'histoire est, dans ce livre, la somme des destins humains, un ensemble d'evenements insignifiants lies a d'autres, fabuleux mais non moins ephemeres. Sont recensees les pensees fugaces au meme titre que les mouvements, les actions. de chacun. de tous. Car chaque homme est un astre, et tous, morts et vivants, voguent en une galaxie aux frontieres changeantes: la memoire.
Encyclopedie des morts. Dans chacun de ses articles, la mort sert de fil conducteur, un fil attache a formuler en fin de compte une apre critique adressee aux differentes formes de pouvoir. Enchevetrant histoire, memoire, fable, speculation, realite et surnaturel, Kis temoigne pour ceux qui ne le peuvent plus. Un temoignage qui est non seulement une analyse des mecaniques du pouvoir, non seulement un voyage a travers l'histoire et la pensee humaine, mais au vrai un cri d'indignation. En quelques
nouvelles, par petites doses. Qui subjuguent autant par la forme que par le fond. Des
nouvelles d'une grande maitrise litteraire. Qui rappellent
Borges, qui le continuent, qui l'approfondissent.
Danilo Kis est un grand ecrivain. Il largue, dans de courts livres, un message moral, politique en fait, que d'autres ont porte avant lui et porteront surement (j'espere) apres lui. Mais il a une voix qui n'est qu'a lui. Une voix aux modulations subtiles. Et forte, puissante. Une voix qui meriterait d'etre plus entendue, qui, j'en suis sur, enchantera tous ceux qui voudront bien preter l'oreille.
Danilo Kis est un grand ecrivain. Il merite d'etre plus connu, plus lu. Ayant parcouru plusieurs de ses oeuvres, ce livre est pour moi un de ses meilleurs. Une vague bienveillante l'a entraine vers mon rivage, jete sur mon ile (pas si deserte). Il trouvera sa place dans la petite bibliotheque que j'y ai monte, dans mon abri, ma bibliotheque personnelle.
“L'unique bibliotheque personnelle de l'homme est celle qui demeure dans sa memoire – la quintessence, le residu”. (D. Kis.)