Attention, voici une perle venue tout droit du Pays du soleil levant, lyrique et poétique, d'un irisé éblouissant...Coup de coeur !
Quel bonheur ce livre ! J'ai été totalement subjuguée. C'est une histoire inclassable que nous offre
Kotaro Isaka, tel un conte qui oscillerait sans vraiment se décider, entre le fantastique, et ce livre fait penser un peu à un Alice au pays des merveilles nippon ; l'onirisme, impossible de ne pas penser à Murakami, un Murakami cependant plus punchy, avec davantage de rebondissements ; l'historique, car les soubresauts de l'histoire du Japon y sont bien relatés ; le policier, de multiples enquêtes étant menées tenant le lecteur en haleine ; la romance aussi, plusieurs histoires d'amour ponctuant le récit ; le philosophique surtout, derrière l'apparence d'un récit léger et loufoque, une multitude de messages dans notre façon d'appréhender la vie nous guident et nous font réfléchir.
« Lequel de ces deux axiomes était la vérité ? Nul ne le sait.
Les deux étaient vrais, mais un paysage change selon l'angle de vue. Même le croissant de lune que nous étions en train de contempler tous les deux, vu latéralement, se réduisait à une simple ligne ».
Le titre (ainsi que la couverture du livre avec ce beau flamand rose) évoque
Jean-Jacques Audubon, un ornithologue, naturaliste et peintre américain d'origine française, naturalisé en 1812, devenant alors
John James Audubon, considéré comme le premier ornithologue du Nouveau Monde. Il a écrit
le grand livre des oiseaux, donnant à voir sur plus de 700 pages un festin de couleurs, de poses gracieuses. Son obsession, notamment, était de dessiner les oiseaux en voie d'extinction, des dessins grandeur nature, d'une précision éblouissante, d'où l'on sent émaner une certaine chaleur. Ce livre du japonais
Kotaro Isaka fait explicitement référence à l'ornithologue américain. de nombreux passages du roman évoquent son travail et plus généralement sa vie, même s'ils ne sont pas centraux. C'est davantage le message qui est derrière le travail d'Audubon qui à mon sens transparait dans ce livre, et ce de deux manières.
Première chose, assez cynique convenons-en, pour dessiner ou peindre les oiseaux, l'ornithologue devait, parait-il, les abattre avec du petit plomb pour ne pas les déchiqueter. Il utilisait ensuite du fil de fer pour les maintenir et leur donner une position naturelle au sein même de leur habitat naturel. Pour son art, Audubon dit « Je dis qu'il y a peu d'oiseaux quand j'en abats moins de cent par jour ». Et plus l'oiseau était rare, plus il le poursuivait inlassablement sans s'inquiéter que sa passion créatrice puisse précipiter l'extinction de son espèce. Or, il les peignait précisément pour ne jamais oublier les espèces menacées d'extinction…totalement contradictoire n'est-ce pas ? Je trouve que cette contradiction inhérente à l'espèce humaine est nichée imperceptiblement dans ce récit. le roman ne cesse de nous avertir que l'habit ne fait pas le moine, derrière le policier se cache un serial killer, derrière le justicier solitaire un véritable poète. Il ne faut pas se fier aux apparences…
Interprétation bien personnelle, car la deuxième chose, sans doute plus évidente et plus politiquement correct, est que ce livre met tout simplement en évidence la noirceur humaine et ses instincts de destruction comme le pressentait l'ornithologique d'où ces peintures, pour les figer dans la mémoire collective…Et sur cette île précisément, coupée du reste du monde, ignorée de tous, des pigeons migrateurs qui ont disparus du reste du globe depuis plusieurs décennies, sont bel et bien là, les derniers de leur espèce vivent sur cette île. Comme si
la prière d'Audubon, qui a mis dans son dessin tout son amour pour les pigeons migrateurs, avait été exaucée…
Ce livre raconte la fabuleuse histoire d'Ito. Jeune homme informaticien de Sendai qui a vécu tour à tour deux moments très difficiles : tout d'abord la mort de sa grand-mère dont il était très proche, ses parents étant morts alors qu'il était encore enfant. C'est elle qui l'a élevé et abreuvé de conseils et de maximes auxquels il pense tout au long du roman. Ensuite, la rupture avec sa petite amie Shikuza, une fille ambitieuse et narcissique qui devait trouver qu'elle perdait son temps avec lui. Il a d'abord démissionné de son travail puis, par désespoir, l'idée farfelue d'aller braquer une superette l'a pris. C'était sans compter le zèle du policier Shiroyama qui s'avère être un ancien camarade de collège, véritable sadique, voire psychopathe dont le seul plaisir dans la vie est de souiller la beauté. Itô, suite à un accident de la circulation, terrorisé par ce qui va lui arriver aux mains du pervers Shiroyama, arrivera à s'extraire de la voiture de police et à s'enfuir. Il est alors pris en charge par un étrange homme qui le ramène à bord de son bateau, sur une île.
Et quelle étrange île! Ito va y découvrir une société en totale autarcie, fermée au monde entier depuis 150 ans. Seul un homme de l'île, ce fameux Todoroki dont je viens de parler, est autorisé à aller à l'étranger et à ramener des objets dont ont besoin les autres. C'est un monde très étrange qui s'ouvre à Ito où, un épouvantail dénommé Yugô, écouté respectueusement par les habitants de l'île, parle et prédit l'avenir, où on peut écouter en collant son oreille par terre les battements de son coeur, où l'on dit la vérité en disant son exact contraire, où un justicier poète du nom de Cerisier, à la beauté fascinante, fait la loi et tue tous ceux qui le méritent, où une femme de 300 kilos ne peut plus se déplacer au point de vivre, dormir, manger, travailler toujours au même endroit…
« Sérieusement, comment croire une fantaisie aussi échevelée ? Ton sens des réalités, où est-il passé, ton fameux sens des réalités ? Ce n'est pas possible, tu ne peux pas te trouver sur une ile complètement isolée du reste du monde où court une route recouverte d'une matière inorganique comme l'asphalte !
J'ai secoué la tête de nouveau. Et alors ? Disait un autre moi-même en levant les mains dans un geste fataliste. Tu peux bien t'avouer battu, pour une fois. Même si ce n'est pas la réalité, quelle importance ? ».
L'île est mystérieuse, nous avons l'impression de la voir en rêve avec son unique route asphaltée qui serpente sans fin, encerclée de rizières et de collines à perte de vue. La temporalité semble déformée, à la fois lente et condensée…Un paysage digne d'une jaquette de disque des Pink Floyd, vous ne trouvez pas, cette douce torpeur, comme si, en parcourant ce paysage nous étions agréablement engourdis…Confortably numb, voilà un titre qui ferait corps avec ce texte et ce paysage onirique, n'hésitez pas à associer les deux, à écouter le titre tout en lisant ce livre, effet garanti d'une musique poétique sur un texte onirique…
Bon, plus sérieusement, ce livre pose également la question du repli sur soi et montre comment l'arrivée de deux intrus sur l'île, Itô mais aussi un autre étranger aux intentions malveillantes, va suffire à faire effondrer l'unité psychologique de ce groupe d'habitants. Je me suis posée la question de savoir si ce texte était nationaliste, s'il prônait la fermeture des frontière de manière symbolique. Mais par ailleurs, la question de l'épouvantail que tous les habitants écoutent avec respect et qui a permis cette autarcie, ne pose-t-elle pas plutôt la question de la secte avec son lavage de cerveau quotidien ? Et les deux intrus viennent justement apporter un regard différent et les secouer dans leur croyance aveugle. D'ailleurs la légende dit qu'un étranger arrivera un jour sur l'île pour apporter à la communauté quelque chose qui manque sur l'île. Cette chose qui manque n'est-elle pas la liberté de penser ? Quelle est la bonne piste de lecture, je ne saurais le dire, peut-être les deux, et je serais curieuse de savoir comment l'appréhendent les autres lecteurs…Et entre nous, ce qui manque à l'île, cette énigme sera résolue à la fin et ce n'est pas vraiment la liberté de pensée…La fin est d'ailleurs magistralement orchestrée.
« Un homme qui observe une fourmilière voit bien mieux ce qui se passe à l'intérieur que les fourmis qui y vivent ».
Shiroyama arrivera-t-il à retrouver Itô et par ailleurs, sur l'île, qui a donc démembré l'épouvantail qui structure la société ilienne depuis près de 150 ans ? Telles sont les enquêtes qui traversent le récit, donnant une dimension haletante au récit à côté de sa facette très contemplative. Les deux dimensions coexistent de sorte que le lecteur est à la fois touché par la beauté des paysages, happé par la réflexion des messages philosophiques et divertis, voire effrayé tant c'est violent, par les enquêtes qui se trament en ligne de fond. Tel est le secret de ce livre hors norme lyrique et poétique, de savoir associer le suspense, le mouvement, à la contemplation et où le fantastique et l'humour sombrent de violence. Où la réalité n'est pas toujours là où on croit la trouver. Un livre magistral !
"Tant que manquera sur cette île la chose fondamentale qui ne s'y est jamais trouvée, les habitants demeureront vides."