UNE SAISON EN ENFER
Franchement, les mecs, cette planète, c'est rien que des arbres : ici, des arbres, là-bas, des arbres, plus loin, des arbres, tout autour de vous, des arbres, des arbres à perte de vue, encore et encore des arbres, tellement d'arbres d'ailleurs que vous ne voyez jamais plus loin que le bout de votre nez, des arbres à vous en écoeurer, , un enfer d'arbres ! Maintenant, les gars, imaginez combien ça rapporte aux grosses compagnies terriennes, tous ces arbres en pagailles ? Plus que l'or pour le même poids, les mecs ! Des fortunes sur notre foutue planète qui n'en compte désormais plus qu'en photos ou sous haute surveillance dans des parcs. Alors, franchement, est-ce qu'on va s'en faire pour quelques malheureux humanoïdes verts du poil, paresseux, qui passent leur temps à dormir littéralement debout et qu'il faut mener à la baguette pour s'en faire comprendre...? Hein les gars, on va pas se laisser enquiquiner par ces sales petites crottes fourbes et hypocrites de pas plus d'un mètre, qui savait à peine s'habiller ou causer à notre arrivée ! On a une planète à désherber, à ratisser, à ratiboiser pour y planter nos choux ! Pas de quartier pour les boules à poil si elles se dressent devant nous... Mais ne vous inquiétez pas, les gars : elles ont déjà compris qui étaient les maîtres !
C'est sans doute une extrapolation mais c'est ainsi que l'on est en droit d'imaginer le discours que pourraient faire certains des officiers colonisateurs déjà présents sur la "Nouvelle Tahiti" à l'arrivée des nouvelles recrues, planète située à vingt-sept années lumières de notre terre, polluée, ou presque plus rien ne vit ni ne pousse en dehors des êtres humains. N'est-il pas écrit dans cette novella terrible [...] qu'il fallait miser sur le numéro gagnant si l'on ne voulait pas perdre. Et c'est toujours l'homme qui gagne. Ce vieux Conquistador.
C'est une nouvelle terre - une nouvelle frontière, ainsi que les affectionnent tout particulièrement l'imaginaire américain - à construire à notre image, mais sous forme de songe idéal toujours promis, bien entendu. Et qu'importe si cela doit passer par la destruction de tout une écologie - intimement lié à l'arbre, de ses racines à sa cime, via sa sève et jusqu'à la plus modeste de ses feuilles -, à la désertification d'une planète-forêt, à l'annihilation de ses espèces, inévitablement, intimement toutes liées à cette gigantesque sylve, y compris celle des athstheens, seuls véritables habitants humanoïdes de cette petite planète tellement intéressante pour les grande corporations terriennes. Car l'absence de mémoire ainsi que l'orgueil inouï de ces hommes ne les fera reculer devant aucun sacrifice de ces trésors qui les entourent, allant jusqu'à réduire ces malheureux être à peu près sans défense dans un état d'esclavage parfaitement hypocrite requalifié, pour que la morale et les instructions de départ soient sauves, en "travailleurs volontaires". Mais le rêve va bientôt se transformer en cauchemars, tant pour les surnommés "créates", l'un d'entre eux nommé Selver faisant passer son rêve éveillé de meurtre en réalité du monde sensible, devenant ainsi un Dieu vivant parmi les siens - comme tous ceux avant lui dont les rêves ont passé la porte du monde afin d'y apporter quelque chose de neuf -. Grâce (à cause) de lui et de cet onirisme mauvais, les athstheens vont non seulement apprendre à se défendre mais, pire d'une certaine manière et même si c'est un genre de légitime défense bien compréhensif à défaut d'être pardonnable, ils vont apprendre à tuer pour d'autres raisons que le seul besoin de nourriture. Et ce sont ces colons arrogants, mauvais, violents et eux-même meurtriers qui vont en faire les frais. Y compris le seul de tous ces terriens, un "spé", scientifique et ethnologue, Raj Lyubov, celui grâce auquel Selver a pu faire le don de l'échange de sa culture avec celle de l'envahisseur, le don de sa langue ainsi que de tenter d'expliquer à cet humain un peu moins fou que les autres qu'il était possible, à ceux appelés les "grands rêveurs" de rêver tout éveillé et, parfois, d'apporter du neuf au monde, des conseils, de la sagesse par le biais de ces songes. Toutes choses que le Capitaine Donald Davidson est parfaitement incapable de comprendre, pas même de concevoir que ces petits êtres amorphes puissent être d'origine humaine - hainienne, pour être précis - exactement comme lui, mais qu'ils ont tout simplement évolué différemment des habitants de la Terre, s'adaptant à leur environnement propre, inextricable et constamment ombragé. Ce sont ainsi trois éthiques totalement différentes qui se rencontrent, les deux premières étant viscéralement inconciliable avec la troisième : une éthique d'empathie et de curiosité face à l'altérité (celle de Lyubov), une éthique d'absence d'Histoire mais néanmoins pas figée par absolu (Selver et son peuple) , et une éthique du pouvoir, celui-ci passant irrémédiablement par la violence lorsqu'il croise d'autres éthiques antagonistes (Davidson et ceux qui vont le suivre).
Cette novella, que l'on peut chronologiquement situer entre Les dépossédés et le monde de Rocannon à l'intérieur du cycle de Hain, et plus précisément au sein de la Ligue de Tous les Mondes, obtint le prix Hugo de sa catégorie (ce qui fait pas moins de trois Hugo pour un cycle aux publications finalement assez rares). C'est, fort probablement, le texte qui connait la violence la plus visible de toute cette oeuvre magistrale. C'est aussi un véritable cri de détresse adressé à l'humanité contre toutes ces destructions d'espace écologiques complets et complexes qui émaillent encore notre petite planète. On pense bien évidemment au combat pour leur reconnaissance des "native american" dont les parents d'Ursula K. le guin, tout deux ethnologues de très haut niveau, étaient des spécialistes. On songe aux combats incessants des peuples autochtones d'Amazonie, à celui des aborigènes d'Australie, de Mélanésie, etc. C'est aussi, bien évidemment, un réquisitoire implacable contre toutes les formes d'impérialisme et, plus précisément, de colonisation. On peut aussi songer - le texte date de 1973 - à cette horreur de l'impérialisme américain que fut la guerre du Vietnam, le Capitaine Davidson n'est d'ailleurs pas sans rappeler le colonel Walter E. Kurtz, joué par un Marlon Brando aussi impeccable que parfaitement terrifiant dans le célèbre film Apocalypse Now, même si ce film est postérieur de quelques années à ce livre.
Mais il serait vain de s'arrêter à cette explication, sans doute possible, mais bien trop réductrice des intentions très subtiles qui émaillent toute l'oeuvre de cette grande autrice. Il faut y chercher aussi cette grande humanité de Mme le Guin qui implique d'observer, dans des détails plus ou moins importants et précis, tous les ressorts, toutes les formes possibles que l'être humain est capable de donner à ses sociétés, à ses civilisations. Bien entendu, il lui arrive de se fourvoyer. Bien entendu, il lui est possible de passer à quelques microns de la catastrophe définitive. Mais le sublime message de cette femme, sans jamais tomber dans la contemplation benoîte des créations humaines ni l'innocence naïve et presque coupable de certains auteurs de SF des décennies passées à l'égard de la science, des idéologies ou des solutions métaphysiques "clé en main", ce message, donc, c'est de rappeler que les humanités, les sujets humains (individus ou groupes constitués) ont de telles capacités d'imagination, de rêve, d'empathie et même, parfois, d'Amour que chaque crise, aussi grave soit-elle, porte en germe ses propres solutions, ses propres évolutions (sans forcément parler de "progrès", qui indiquerait une direction, un but unique à atteindre). C'est dans ce relativisme assumé et sain que se situent ces moments de grâce renouvelée que représentent, avec de purs chef d'oeuvres trans-littérature pour certains, les textes du grand Cycle de l'Ekumen.
Le nom du Monde est Forêt, nous dit Ursula K. le Guin, de même que le nom des Hommes est Inuit chez ce peuple du grand nord : Lorsque le tout est unifié dans sa diversité, divers dans son unité, alors, peut-être est-il possible d'atteindre une certaine forme de grandeur et de sagesse ? La réponse n'appartient à nul et à tout un chacun à la fois, c'est sans doute là le plus beau message de cette femme au talent d'écriture, de composition, d'imagination et à la profondeur de vue tout bonnement incroyables.
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