Il faut, hélas, admettre, que
Bernard-Henri Levy est un des esprits les plus marquants de sa génération. Philosophe, romancier, journaliste, ce touche-à-tout de génie se pose, non sans quelque fulgurance, comme conscience morale de notre temps. Il serait injuste de lui dénier cette prétention. Surtout lorsque, confronté à l'horreur des guerres oubliées de l'Angola, du Sri Lanka, du Burundi, de la Colombie et du Sud-Soudan, l'auteur a l'humilité de faire son autocritique.
Pour le Journal le Monde, BHL avait dressé au début des années 2000 un tableau impressionniste de ces « guerres oubliées », perdues dans les « trous noirs du monde ». Il y trouve, par un détour original, l'illustration de la thèse kojevo-hégélienne de la fin de l'Histoire. L'Histoire ne se terminera pas, comme le pensait
Alexandre Kojève et, à sa suite,
Francis Fukuyama, dans nos démocraties libérales, écrasées de bonheur et d'ennui ; elle s'achèvera, elle s'est déjà achevée dans ces périphéries oubliées où des conflits, auxquels la guerre froide conférait peut-être une signification, se perpétuent sans motif, dans l'indifférence du Nord, où « à l'horreur de mourir s'ajoute celle de mourir pour rien ».
Ce voyage au bout de l'enfer rencontre malheureusement vite les limites du genre. D'autant que
Bernard-Henri Lévy a le tort de ne pas chercher à comprendre une réalité qui ne saurait se résumer à quelques dénonciations à l'emporte-pièce.
Ainsi de sa description du Sud-Soudan. Il y parle d'un « Sud animiste et chrétien que les islamistes de Khartoum arabisent de force, et bombardent depuis presque vingt ans » (en fait douze : si la guerre à repris en 1983 avec Nimeri, c'est seulement en 1989 que les islamistes ont pris le pouvoir à Khartoum). Mais que signifie « arabiser de force » ? Comment un non-arabe peut-il devenir arabe ? Quand il identifie l'enjeu pétrolier comme la principale cause du conflit, il simplifie encore : ce conflit n'a pas commencé en 1999 avec l'exploitation pétrolière, mais en 1983. Imputer à « l'Occident des pétroliers une responsabilité écrasante » est trop simplificateur : ce sont les Chinois et les Malaysiens qui exploitent le pétrole soudanais, avec il est vrai l'appoint du canadien Talisman et du suédois Lundin, appartenant paradoxalement à deux pays en pointe sur les droits de l'homme. Comment prêter une quelconque crédibilité à un journaliste qui infère de la vision furtive, à travers un hublot d'avion, d'une colonne de paysans « fourbus » la mise en oeuvre d'une politique systématique de dépeuplement ?
Ce livre nous apprend en fait plus sur BHL lui-même (qui oserait intituler un chapitre de son livre « BH juge de BHL » ?) que sur la géopolitique burundaise ou soudanaise. Avec un étonnant mélange d'égocentrisme et d'humilité, BHL fait retour sur ce jeune normalien althussérien parti au Bangladesh, à vingt ans à peine, y vivre, en intellectuel engagé, la guerre de libération nationale. Cet héritier de
Malraux et de
Kessel revient sur l'étrange fascination qu'exerce la guerre chez Drieu,
Proust,
Cocteau ou
Montherlant. Trente ans plus tard, il est revenu de ce lyrisme belliciste. Il réalise que la guerre est ignoble, qu'elle n'est pas le signe du courage, mais la marque de l'abjection.
Constat glaçant d'un philosophe humaniste qui réalise l'impossibilité « d'être sartrien à Bujumbura » : « Ce qui vole en éclats sur ces routes burundaises, c'est toute la philosophie que j'ai dans la tête ».