« Eh bien ! pleurez les deux êtres qui viennent de mourir, si vous savez pleurer. Et si vous savez seulement rire, riez. C'est la même chose. »
Quincas Borba ou le philosophe chien. le parti du qu'en rira-t-on. Quelle comédie ! Obragido Joaquim Maria !
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Mulâtre, descendant d'esclaves, celui qui fondera l'Académie des lettres du Brésil, sera célébré comme un immense écrivain alors même que l'esclavage ne sera aboli qu'en 1888, et aura droit à des funérailles nationales.
Le grand romancier lusophone, reconnu d'Anatole France à Salman Rushdie en passant par Philip Roth, nous invite à ne pas nous prendre au sérieux et n'a aucune intention de s'effacer derrière les personnages de son roman.
Le lecteur apprend à le connaitre, par intermittence, au fur et à mesure que se déroule la farce, le narrateur prend autant de plaisir que le lecteur et n'est pas en reste de petits commentaires acerbes et mondains sur les turpitudes, les marivaudages et les faiblesses d'égo de ses personnages.
Machado de Assis est plein d'attention pour son lecteur, tout au long du livre, il nous claque des doigts à l'oreille de peur que nous somnolions, nous chambre au besoin si nous n'avons pas pris assez de recul sur un évènement du livre, avec malice et courtoisie grâce à un procédé, l'une des six fonctions du langage : la fonction phatique.
Cette fonction, découverte par le linguiste Jakobson, sert à s'assurer que « la communication passe bien », contrairement à l'information qui délivre un énoncé, la fonction phatique s'intéresse à l'interaction sociale, à la façon dont le locuté reçoit le message du locuteur (exemple : la ligne téléphonique est brouillée vous interrompez votre propos pour dire « allo, vous m'entendez bien là ? »).
« Un monde de larmes serait monotone, un monde de rires, lassant ; seul un judicieux mélange de pleurs et de polkas, de sanglots et de farandoles, peut donner à l'âme du monde sa nécessaire diversité : ainsi s'établit l'équilibre qui caractérise la vie. »
Néanmoins, Machado de Assis et sa douce ironie ne tournent jamais en dérision les personnages de ce roman. A la dérision, Machado oppose le dérisoire. Dérisoire des conventions, des mondanités, des coquetteries, des folies, des orgueils et des dépenses.
« Écoute donc, ignare ! Je suis Saint Augustin. Je m'en suis avisé avant-hier : écoute et tais-toi. Tout coïncide ». le philosophe fou Quincas Borba ouvre ce livre et lui donne son nom, ainsi qu'à son chien.
Puis vient son ami et héritier Rubião personnage principal du livre, sorte de « candide au pays des cariocas ». Originaire de Barbacena, il monte à Rio : « la capitale est terrible ; on y attrape une passion comme on attrape un rhume ; un filet d'air, et l'on est pris » et voyez vous-mêmes comme Machado de Assis en tire le portrait : « Rubião avait plus de crédulité que de convictions ; il ne voyait jamais de raisons de contester ni de soutenir un point de vue ; ou pouvait semer à l'infini dans son esprit, le sol restait toujours comme vierge, prêt à accueillir n'importe quoi. »
Et enfin la figure de Sofia Palha, jalouse de sa beauté : « elle était de ces femmes que le temps, sculpteur patient, ne porte pas d'un coup à leur plus haut point de beauté mais s'attarde à polir ». Séductrice nonchalante, prise au piège de son physique, elle est poussée à s’assurer toujours qu’elle est intéressante, même lorsqu’elle n’est pas intéressée.
« Il pesta intérieurement contre l'homme qui l'arrachait ainsi à ses souvenirs. Souvenirs sans beauté, certes, mais précieux parce que anciens – anciens et médecins de l'âme : se plonger en eux, c'était boire un élixir qui guérissait du présent. » Les personnages de ce roman très théâtral nous offrent certes quiproquos, badinages et loufoqueries mais tout cela avec une attention extrême au détail, notamment dans le jeu mondain entre les pensées et les actes, une finesse qui confine à la sociologie, et qui ne manquera pas d'évoquer chez le lecteur des moments vécus.
« Mon cher monsieur, si l'on regarde de près, la vie ne dispose que de quatre ou cinq situations fondamentales, et ce sont les variantes apportées par les circonstances qui nous les font innombrables. » le livre ne manque pas non plus de réflexions par exemple sur les apparents choix de vie qui se réduisent comme peau de chagrin et ne se singularisent que par quelques nuances dans les coloris de la tapisserie mondaine, de la variété des climats sous lesquels nous vivons nos passions et nos soumissions.
J'ai lu ça chez Paul Valéry pour qui « L'homme est comme prévu pour plus d'éventualités qu'il n'en peut connaître », mais également chez D.H Lawrence pour qui le monde – supposé plein de possibilités – se réduit à quelques-unes pour la plupart des êtres humains.
Est-ce que les écrivains font ce constat dans leur vie ou est-ce au moment de créer une oeuvre que finalement, sous leurs feuillets, la diversité de situations, d'existences et de trajectoires les poussent à cet humble constat, à savoir que l'on passe sa vie à écrire le même livre ?
On rit haut (de Janeiro) dans cette comédie très fluide, effervescente et bien ciselée, sachez seulement que vous n'entrez pas seul dans ce roman, votre guide, Machado de Assis, vous attend de pied ferme : « suis-moi, ami lecteur ».
Qu'en pensez-vous ?
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« Il pesta intérieurement contre l'homme qui l'arrachait ainsi à ses souvenirs. Souvenirs sans beauté, certes, mais précieux parce que anciens – anciens et médecins de l'âme : se plonger en eux, c'était boire un élixir qui guérissait du présent. »
[Ainsi réfléchit le mari de Sofia:]
Rubião, certes, regardait beaucoup Sofia; et Sofia, de son côté, semblait lui rendre parfois ses regards... Menues coquetteries de jolie femme! Mais après tout, pourvu que les yeux fussent toujours les siens, il n'allait pas leur interdire de briller; on ne devait tout de même pas être jaloux d'un nerf optique.
Finalement, Quincas Borba s'endort. Les images de sa vie se mettent alors à danser dans sa tête, vagues, anciennes ou récentes, songes faits de pièces et de morceaux. Quand il se réveille, il ne se souvient plus d'avoir souffert ; il a un air - je ne dirai pas mélancolique, pour ne pas provoquer le lecteur.
Chapitre 106? Plus exactement, chapitre que le lecteur, tout désorienté, aborde en se demandant comment le chagrin de Sofia est compatible avec les propos tenus par le cocher. Et de s'interroger, perplexe : mais alors, le rendez-vous de la rue de l'Harmonie, Sofia, Carlos Maria, toute cette idylle où beauté rime avec péché, ce n'était donc que calomnie? Calomnie, oui, mais elle est le fait du lecteur ou de Rubiao, non du pauvre cocher, qui n'a cité aucun nom, qui n'a même pas su inventer une histoire vraisemblable. C'est ce dont tu te serais aperçu, cher lecteur, si tu m'avais lu un peu plus posément.
La Croix du Sud, que la belle Sofia n'a pas voulu contempler comme le lui demandait Rubiao, est assez haut dans le ciel pour ne pas distinguer entre les rires des hommes et leurs larmes.
Voici une présentation d'un des plus grands écrivains brésiliens, Joaquim Maria Machado de Assis. C'est João Viegas; traducteur, qui nous fait le plaisir de nous en parler en évoquant pour nous le texte "Chasseur d'esclaves". Bon visionnage !