Ce matin, je suis à l'image du temps, instable et vagabond, entre averses et éclaircies. Mon esprit papillonne et n'arrive pas à se fixer, je me dois de lire quelque chose de court, qui ne fasse pas dévier mon attention.
Parmi les ouvrages de la PAL, instable et déséquilibrée elle aussi, un recueil de
nouvelles se profile à l'horizon, «
Le voyage indiscret »de
Katherine Mansfield. Dix-sept petits textes, c'est encore trop pour mon caractère volage d'aujourd'hui. Il me faut en choisir un, oui mais pas trop court non plus, histoire de m'imprégner de l'atmosphère ambiante, mousson tropicale à seulement vingt degrés, si si, c'est possible !
C'est noté que l'écrivaine est décédée à trente-quatre ans, en 1923. C'est donc le centenaire de sa mort, après une éphémère vie, courte et fragile à la fois, il n'y a plus à hésiter. Je choisis la plus longue nouvelle du recueil, une trentaine de pages, « Quelque chose d'enfantin mais de très naturel ». le titre est attrayant et énigmatique à la fois, je succombe.
Elle a écrit court à l'image de sa vie. A son décès, l'autre nouvelliste,
Virginia Woolf, déclara :
« À cela j'ai ressenti — quoi au juste ? Un brusque soulagement ? Une rivale de moins ? Puis de la confusion à constater si peu d'émotion. Et peu à peu un vide, une déception ; et enfin un désarroi auquel je n'ai pu me soustraire de tout le jour. Lorsque je me suis mise au travail, il m'a semblé qu'écrire n'avait aucun sens. Katherine ne me lirait pas. Je ne voulais pas me l'avouer, mais j'étais jalouse de son écriture, la seule écriture dont j'aie jamais été jalouse. Elle avait la vibration. »
La «vibration»… Un mouvement? Une musique? Un rythme? Il y a tout cela à la fois dans
les nouvelles de Mansfield. C'est un phrasé particulier, à la fois délicat et dense, qui vient donner aux événements les plus ordinaires une mystérieuse profondeur.
L'histoire commence ainsi :
« Henry ne pouvait déterminer si son tour de tête était réellement plus grand que l'été précédent, ou s'il avait oublié l'impression qu'on ressentait : mais son canotier lui faisait mal, lui pinçait le front et lui causait une douleur sourde juste au-dessus des tempes ».
Voilà assurément un début prometteur. Et quelques lignes plus loin :
« Le jour le plus émouvant de l'année, le premier « vrai » jour de printemps avait découvert sa délicieuse beauté tiède, même aux yeux de
Londres. Il avait mis de l'éclat dans chaque couleur, un nouveau ton dans chaque voix, et les gens de la ville marchaient comme s'ils possédaient de vrais corps vivants sous leurs vêtements, avec de vrais coeurs vivants pompant un sang alerte ».
Je suis envoûté, je me dis que j'ai fait le bon choix, ma mélancolie tristounette s'estompe, je revis.
La finesse des sentiments décrits se niche aux creux des petits riens, ces petits riens qui, en les agglutinant, constituent le socle de la vie.
Les nouvelles de Katherine sont pleines de couleurs qui donnent de la vie au texte mais surtout aux sentiments qu'elle dépeint avec beaucoup de finesse et, je dirais, même une certaine dose de perfidie.
« Henry était très connaisseur en livres. le grand nombre auquel il faisait des signes d'intelligence était surprenant. Par l'élégance nette avec laquelle il les maniait, grâce au choix délicat de ses termes quand il en discutait avec quelque libraire, on aurait pensé qu'il avait sucé son biberon avec un volume posé sur la poitrine de sa nourrice. »
Dès les premières lignes, on reconnaît la plume de l'écrivain, l'art de la nouvelliste de saisir en quelques mots une situation, une atmosphère.
Quelque chose d'enfantin, mais de très naturel.
D'abord la fragilité. Voilà ce qui émeut chez
Katherine Mansfield, si pâle sous son casque de cheveux noirs, avec ses lèvres à peine ourlées et son regard attentif, inquiet, son regard de naufragée. Et elle le transmet admirablement dans son propos.
« Comme il parlait, elle leva la tête. Il vit ses yeux gris sous l'ombre de son chapeau et ses sourcils pareils à deux plumes d'or. Ses lèvres étaient entrouvertes. Presque inconsciemment , il lui sembla absorber l'idée qu'elle portait un bouquet de primevères, que son cou était blanc, la forme de son visage merveilleusement délicate contre toute cette chevelure brûlante. »
Ils se sont rencontrés dans un train. Il n'apprendra son prénom qu'au second rendez-vous. Edna. Deux adolescents dont l'innocence n'a d'égal que le hasard qui les a fait s'asseoir dans le même compartiment.
Les descriptions sont imagées, les dialogues empreints de timide candeur.
« - C'est tellement, tellement extraordinaire, reprit-
elle. Si soudainement, vous savez ! Et je me sens comme si je vous avais connu depuis des années.
- Moi aussi, reconnut Henry. Je pense que ce doit être le printemps. Je pense que j'ai avalé un papillon et qu'il bat des ailes juste ici. Il mit la main sur son coeur. »
L'ensemble du texte est de cette qualité. le début du vingtième siècle, j'y retrouve la fraîcheur et la naïveté d'autres écrivains, comme
Elisabeth Goudge par exemple. Et ce côté fable fantaisiste chère à
Dino Buzzati.
Avec en plus la précision et la concision du nouvelliste, je pense à
Wallace Stegner dans «
Le goût sucré des pommes sauvages. »
Mais ici, le déroulé n'a pas l'unité de temps et de lieu chère aux
nouvelles type.
L'histoire se passe sur plusieurs semaines, à différents endroits, promenade, concert, paysage onirique propice à la rêverie.
« Il appuya sa tête contre le montant de la porte. Il pouvait à peine tenir les yeux ouverts, non qu'il eût sommeil, mais… pour une raison quelconque… et un long moment s'écoula. Il crut voir un grand papillon de nuit, blanc, volant sur la route. le papillon se percha sur la grille. Non, ce n'était pas un papillon. C'était une petite fille avec un tablier. Quelle gentille petite fille, et il sourit dans son sommeil, et
elle sourit, aussi, rentrant la pointe des pieds en marchant. »
Exprimées ou inexprimées, les pensées sont un des sujets permanents de
Katherine Mansfield, les pensées et les sensations, et, de fil en aiguille, ce sont la vie et la mort son sujet. Mais elle les aborde l'air de ne pas y toucher et pas du tout comme de grands thèmes de la littérature universelle.
Et comme l'écrit « larmordbm » dans une autre chronique :
« Elle vibre, ressent les infimes variations qui font basculer les relations entre les êtres, et transcrit, sur la page, les instants fugitifs et les postures, comme le ferait un photographe, en jouant avec la lumière et ses reflets. Tous les sens sont en éveil, magnifiés dans ses compositions.
La frontière entre le rêve et la réalité est ténue, et les apparences sont trompeuses. »
Le grand Meaulnes n'est pas loin, je me suis fait happer par l'écriture. Comme pour
Alain-Fournier, les courtes vies peuvent engendrer de longues sensations.
Quelque chose d'enfantin mais de très naturel.