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EAN : 9782264040176
240 pages
10-18 (01/09/2004)
3.73/5   98 notes
Résumé :
En 1818, Joseph Jacotot, révolutionnaire exilé et lecteur de littérature française à l'université de Louvain, commença à semer la panique dans l'Europe savante. Non content d'avoir appris le français à des étudiants flamands sans leur donner aucune leçon, il se mit à enseigner ce qu'il ignorait et à proclamer le mot d'ordre de l'émancipation intellectuelle : tous les hommes ont une égale intelligence. Il ne s'agit pas de pédagogie amusante, mais de philosophie et de... >Voir plus
Que lire après Le maître ignorant : Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelleVoir plus
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Pourriez-vous enseigner sans avoir appris ?

L'auteur débute par le récit-socle de son ouvrage, l'expérience du français Joseph Jacotot qui, au tournant du XIXème siècle, parvint à enseigner le français à ses étudiants des Pays-Bas, tout en ignorant lui-même le flamand ! Ils ont appris sans comprendre autrement dit sans explications (Hartelijk gefeliciteerd !).

Nous sommes d'accord pour reconnaître que l'explication est nécessaire en pédagogie, la parole du maître, qui pourtant disparaît dans l'instant, l'emporte sur l'écrit indélébile du manuel donné par les parents par exemple. C'est par cet acte que la famille ne peut se substituer au maître, l'art de l'explication, l'art des raisonnements. Et le maître est seul juge du moment où l'élève a compris les explications.

Jacotot, et Rancière après lui, veulent torpiller ce postulat. Car pourtant chaque enfant, quelle que soit ses origines sociales, dans le monde, fait déjà un apprentissage conséquent sans maître : celui de la langue maternelle. Alors pourquoi décréter ensuite qu'il a besoin de maître pour apprendre ? C'est tout le postulat qui fait dire qu'il faut soi-même savoir pour transmettre et apprendre et qui divise le monde entre maîtres et élèves, entre intelligents et ignorants.

Pour Jacotot c'est un abrutissement. L'élève fait le deuil du fait qu'il ne peut pas comprendre sans explications. L'émancipation, est le but et le moyen de l'enseignement universel « il faut apprendre quelque chose et y rapporter tout le reste ».

Le maître ignorant n'est pas là pour corriger, pour permettre à l'élève de faire l'économie de quoi que ce soit mais pour juger de la radicalité de son effort et de sa vigilance : en d'autres termes de son attention, qui est la condition sine qua non de son apprentissage.

On comprend bien que l'émancipation est l'effort personnel de se croire à égalité et c'est ainsi le contraire de l'abrutissement. Ce dernier consistant à croire en des intelligences supérieures et inférieures et sans moyen pour l'intelligence supérieure de se faire comprendre et sans moyens pour l'inférieure de vérifier le raisonnement de l'intelligence supérieure qui débouche sur un dialogue « entre un aveugle et un chien ».

A la lecture de cet ouvrage on s'interroge : une société émancipée, si nous partons du principe qu'elle est faisable, repense entièrement l'organisation de l'instruction mais aussi du travail et de la vie en communauté. En fin de compte, la question n'est pas tant « est-ce faisable ? » mais « souhaite-t-on dans notre société des individus égaux, émancipés, en lieu et place des « abrutis » que la société produit actuellement ? (Le terme « abruti » a un sens qui lui est propre chez Jacques Rancière et n'est pas synonyme de bêtise, de sorte qu'on peut se lâcher sans culpabilité, absous de l'onction philosophique, un peu à la façon du « salaud » de l'existentialisme Sartrien).

Pour l'auteur c'est le mépris qui empêche les individus d'utiliser la raison et de se considérer comme des égaux. le mépris est la passion de l'inégalité : il se manifeste par une humilité qui n'est que paresse et qui cache en creux une supériorité latente (je ne peux pas faire ça moi, mais sous-entendu, je suis au-dessus de ça). L'auteur développe également une théorie sociale, sur le modèle scientifique : si chaque individu est intelligent, la société n'est pas pour autant une intelligence collective.

Jacques Rancière rend hommage à Jacotot, ce pédagogue singulier de l'émancipation intellectuelle qui déboulonne bien des postulats sociaux, que nous avons encore aujourd'hui dans l'organisation de l'éducation nationale, et qui participent, au-delà de l'éducation, à la hiérarchie sociale dans le travail, dans la vie citoyenne etc…Dommage que le philosophe et enseignant Rancière n'ait pas poussé la révérence jusqu'à essayer à son tour les méthodes de Jacotot.

Au sortir on a aussi envie de lire « Les Aventures de Télémaque » de Fénelon, comme ces jeunes néerlandais qui ont appris le français sur la seule base de cet ouvrage en édition bilingue.

Qu'en pensez-vous ?
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Faut il apprendre pour s'émanciper ou faut il être émancipé pour apprendre ?…
Instruction, éducation, apprentissage… enseignement.
Chacun reste planté sur ses frontières et voilà le continent perdu…
Il ne s'agit pas là d'un traité exhaustif sur l'enseignement ou sur l'éducation .
Jacques Rancière nous expose dans ce livre cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle.
Et cela nous concerne tous . Enfants et adultes. Enseignants et enseignés.
L' émancipation intellectuelle de tous concerne l'ensemble de la société.
Ce que la société, ou les sociétés d'humains qui composent notre ensemble, se fixe comme projet. Quel qualité, quel rôle, donne-t-elle à chacun de ses membres ? Quelle place ?

Faut il servir ou se rendre maître ? Voilà sans doute la base de toute la réflexion.

Émancipation.
Chacun reconnaîtra la portée de ce mot. Émanciper. Donner sa liberté. Rendre libre.
Quel est donc l'intérêt pour une société de rendre ses citoyens libres d'apprendre sans jougs, sans interdits, sans tabous, sans barrières, sans limites. Sans considération de son niveau social, de son âge, de son sexe, de ses origines ?
Quel intérêt pour une société de rendre ses membres « capables de », « maîtres de »  ?
De les rendre acteurs, actifs, créatifs, moteurs, mobiles, autonomes.
Bref quel est l'intérêt pour une société d'enseigner la base principale de toute liberté : celle de penser.
De penser par et de soi même, apprendre par et de soi même, et transmettre ce qu'on l'on connaît et cela sans forcément le monnayer.
Car comme le demandait le poète Leny Escudero «  Où en serrions nous où si celui qui avait inventé la roue avait gardé cette idée pour lui même ? »..
Ou pourrait se demander alors on en serait où si celui qui avait découvert un systeme d'exploitation informatique avait gardé ça pour lui ? Et bien on en serait où nous en sommes. C'est à dire face à un monopole, à une dictature économique qui a crée son empire et qui a engrangé des milliards de dollars. Et qui ne pouvant plus assumer « la charge » de sa bonne fortune redistribue avec «  bonté » ces milliards qui depuis le début aurait du être partagés entre tous...
Oui, où en serions nous si l'état français, qui était encore à cette époque un peu éclairé, n'avait pas décidé d'acquérir le brevet de la photographie et de le verser immédiatement dans le domaine public. On en serait où ? Aurions nous été capable d'aller au si vite aussi loin dans le développement de l'imagerie médicale ? Mais c'était le 19 e siècle me direz vous...
Le partage des connaissances, la mise en commun des expériences, voilà la théorie du monde libre.
Se libérer de la confiscation de la connaissance . Voilà l'enjeu.
De nos jours il ne s'agit plus seulement du savoir lire et du savoir écrire ( quoique là aussi les fissures soient apparentes) mais de la maîtrise de la connaissance technologique.
Car le monde est devenu technologique. L'exploration scientifique est technologique. L'agronomie est devenue technologique. L'exploration spatiale terrestre et maritime sont technologiques. La finance est technologique. Tout est devenu technologique..
Celui qui maîtrise la technologie et ses outils est le maître du monde et se rend maître de ses richesses et maître du devenir de la population.
L'émancipation intellectuelle n'est pas une énième méthode d'enseignement. Elle structure et propose une vision qui donnera son futur à notre humanité.
Alors la question est quels enseignements dispensent-on aujourd'hui dans nos écoles ?
Est il émancipateur ? Peut il l'être ? La question des reformes se situe le plus souvent pour ne pas dire tout le temps sur les temps de travail, sur les programmes enseignés.
Le quoi et le quand, jamais véritablement le comment et surtout jamais le pourquoi.
Comment définit on ces temps , ces programmes ? Par rapport au besoin. Au besoin d'un ordre économique. L'enfant va à l'école pour y apprendre un métier. Elle le forme pré-forme à un métier, elle n'a pas vocation à le former en tant qu'individu. Pas le temps, pas les moyens ? Surtout pas les compétences. Ce n'est pas la faute de l'école, pas la faute de l'enseignant, pas la faute de l'enseigné. C'est juste une vision de société. Les premières lettres de son projet.

L'enseignement dispensé doit correspondre à la réalité du marché.
Il existe bel et bien un formatage de l'enseignement par rapport à l'économie. L'humain dans l'école devient un élément économique. L'enseignant un partenaire. Les parents des financiers. Car force est de constater que l' école aujourd'hui n'est plus qu'un projet économique.

Alors définissons un autre projet. Faire de l'enseigné non pas un être passif que l'on soumet à certaines disciplines, et qui apprendra à se soumettre de lui même, mais le convaincre qu''il a en lui toutes les capacités afin d'apprendre par lui même, apprendre ce qu'il juge lui être utile, pertinent, mais surtout qui lui donnera le goût d'apprendre indéfiniment et cela toute sa vie et d'être capable de lui même d'enseigner et cela même si il ignore le sujet qu'il doit enseigner…
Projet étonnant ? Mais là se situe peut être le clé de certains de nos problèmes.
Utopie ? Je prends le risque. La vieille méthode sur moi n'a pas fonctionné. J'ai signe pour la nouvelle méthode. Et je sais quelle fonctionne.
Cela n'est ni une idée, ni une théorie nouvelle. Jacques Rancière développe , explique la méthode de l'enseignement universel que Joseph Jacotot a établi en 1818.
L'esprit des Lumières n'était pas loin ... la raison et l'expérience voilà ce qui nourrit la connaissance.
La connaissance devenant un outil accessible à tous et non plus un mobile pour certains, la liberté et l'égalité de l'enseignement doit conduire l'ensemble de la société à progresser vers un mieux vivre.
Nous avons perdu les Lumières. Voilà sans doute la source de l'échec de nos enseignements.

Sous les régimes soviétiques, l'état déterminait chaque année ses quotas : tant de plombier, tant instituteurs, tant de mécaniciens, tant de biologistes. L'état faisait sont marché.
Que faisons nous d'autre aujourd'hui ? Et avec égale cruauté. Car aujourd'hui les emplois ne sont plus là. Mais il faut coûte que coûte faire avancer la grande machine.
La diversité des emplois diminue. La spécialisation des emplois diminue. Commerce, management, gestion, informatique, marketing, finance . La théorie des Grands ensembles.
Voilà le choix. Les filières techniques se développent effectivement. Mais en accord avec les besoins économiques du pays. Aujourd'hui hostellerie, là "ascenseurisme", ici "logistique des transports".. . Et pour les autres ? Advienne ce qu'il pourra. Et cela mène à quoi ? A une société d'abrutissement.
« Avance, tais toi, et avance, va avance, toi tu ne sais pas, mais nous on sait, va avance, tais toi, marche, allez avance, circule, dégage, t'es pas tout seul, avance, t'inquiète pas nous on sait, tu ne peux pas savoir …. »
une société soumise au principe qu'on lui impose. Un principe qui n'enseigne pas aux citoyens d'être capables de développer une idée. Leur propre idée. Comment leur reprocher ?
Formater dès le jardin d'enfance, élever par des parents qui eux mêmes ont subi la grande machine, confiés à des enseignants qui eux mêmes sont broyés par la grande machine...
L'enseignant ne doit pas avoir d'idée, l'élève encore moins. Projet ? Si il est inscrit au programme ok. Sinon...attention circulaire, on va vous rappeler votre métier ! ..Avancez !
Donc voilà, l'ensemble s'abrutit…Nous sommes abrutis. Tous abrutis. Abrutis d'accepter.
Quelle innovation peut dans un système pareil avoir la chance de voir le jour ? Certains y arrivent. Mais si nous n'avions pas perdu les Lumières nous aurions pu gagner tellement de bienfaits.
Gaston Bachelard, dans la formation de l'esprit scientifique, estimait que celui « qui est enseigné doit enseigner. » C'est annoncer un évènement : par mon enseignement je te rend égal à moi même !
Égalité des intelligences. Voilà une condition impérative au bon développement de chacun . Avoir la conscience de l'intelligence de chacun. Rapport d'égalité, mais également rapport de confiance et de respect.
« ils ne peuvent pas comprendre » . Voilà une phrase humiliante. Qui humilie constamment celui qui n'a pas accès à la connaissance. Et pourquoi n'y a t il pas d'accès ? Alors que l'école est publique, alors que les bibliothèque sont gratuites, alors que nous sommes dans le siècle le plus informé qui soit et parait il le mieux renseigné..., comment alors expliquer que certains pensent que ce qui est écrit ici , ce qui se dit là, ce qui se joue là, ce qui est peint là, ce qui est filmer ici, comment expliquer que certains soient restés dans cette position humiliante d'exclusion. «  je ne sais pas. » «  Je ne comprends pas ». « Je ne peux pas » qui débouche invariablement sur un «  je ne veux pas ».

Triste projet de société. Vision réductrice d'humanité.
Et l'horizon s'obscurcit. Car comment ne pas être écoeuré par exemple, lorsqu'un ministre de l'économie d'une société dite développée répond sur un plateau de télévision à une adolescente qui lui demande si elle peut espérer un jour devenir ministre comme lui : « Statistiquement, non. ». Si on ne peut pas reprocher à ce ministre l'honnêteté de sa lecture comptable , on peut tout de même s'interroger quant à la vision qu'il a de notre vivre ensemble. Que doit répondre la République à cette enfant ? Que oui elle le peut. Mais que le chemin qui lui conviendra d'emprunter pour y arriver dépendra d'elle et plus largement de sa génération. Que ce qui est aujourd'hui, ne sera pas demain. Parce qu'ils ont eux, la nouvelle génération, toute l'intelligence de bâtir, d'inventer, un monde qui leur conviendra.

Un adulte répond non à une enfant. « Non tu ne pourras pas. Parce que je te demande de te projeter dans un monde ancien, et parce que je ne t'ai pas appris, pas autoriser à imaginer demain. Je ne te rend pas autonome parce que je te juge illégitime ». Voilà en fait ce que contient ce «  statistiquement, non. » en 2015.
Voilà l'échec. la répétition de l'échec. le bug du 21e siècle.
Alors quittons le cuir tétanisé de l'éducation nationale et le champ réducteur des gouvernances.
Jacotot avait développé cette théorie lorsqu'il s' était aperçu qu'il avait pu transmettre un enseignement à d'autres et cela sans lui même maîtriser cet enseignement .
Sa base de travail ? un livre . Partant du principe que le savoir est dans le livre. Tout est dans le livre. le livre n'a pas besoin d'explicateur. le livre contient. le livre , c'est tous les livres. Partant du principe que tous les hommes ont la même intelligence , nous sommes tous capables de déchiffrer le livre. Il s'agit donc de traduction, de décryptage. L'apprentissage est naturel à l'homme. Dès sa naissance l'humain est un organisme qui ne cesse d'apprendre, à marcher, à parler, etc..Il traduit , il analyse, synthétise, il apprend, il parle, communique, partage et il sourit.
Même potentiel d'apprentissage, même intelligence.
Alors ?
L'enseignement est rationaliste écrivait Bachelard.
Explicatif, et toujours à priori. le maître explique ce qu'il y a dans le livre. L'élève retient et doit comprendre ce que comprend le maître. Dans la limite de ce que le maître doit ou choisit de lui apprendre, dans la limite de ce qu'il sait lui même, ou dans la limite de ce qu'on lui a autorisé à savoir.
«  la progression raisonnée du savoir est une mutilation indéfiniment reproduite ». «  le génie du système est de transformer la perte en profit, le petit monsieur avance, on lui a appris, donc il a appris, donc il peut oublier »...Car que reste il de toutes ces heures d'enseignement ? Concrètement, il conviendrait d'y réfléchir. Morceaux d'histoire, morceaux de textes, notions, morcellement des acquis, éparpillement du savoir, saupoudrage hâtif des connaissances, et frustration perpétuels des esprits, car ... « Sache le... je ne peux répondre maintenant à ta question car tu verras ça ...l'année prochaine ! »
L'apprentissage est empirique, toujours selon Bachelard parce qu'il est expérimental. D'où confrontation perpétuelle entre apprentissage et enseignement..
Alors ?
Alors il faut que l'ère des « explicateurs » se termine et que commence le temps des maîtres ignorants. Car le savoir est dans Les livres, et ce que contient les livres c'est à l'élève de l'apprendre, de le comparer, de le soupeser, d'en débattre. D'être capable de faire usage de la transversalité des connaissances, de ses apprentissages pour valider ou non une connaissance. Se nourrir ou pas selon sa volonté mais ne pas se laisser gaver ou se laisser affamer .
Avoir la volonté et faire obéir son intelligence.
Voilà ce qu'un bon maître doit exiger de son élève.
On comprend un peu en quoi cette vision peut être critiquée dans la société qui est notre depuis des siècles.
Le maître ignorant, qu'est ce que c'est ? C'est un guide, une répétiteur, un coach si on veut admettre ce terme. Celui qui questionne , et se questionne et non celui qui interroge. Celui qui vérifie. Son but ? Veiller à la concentration de l'élève, veiller à ce que l'élève n'erre pas, ne s'égare pas, ne se disperse pas dans les méandres de sa pensée. L'inviter, le solliciter, l'éveiller, le mener sans le diriger. L'accompagner et non le dresser.
Celui qui a été émancipé, qui a reçu cet enseignement, peut lui même devenir le maître ignorant d'un autre. Partage de l'enseignement, des enseignements dans le cadre d'un accès libre du savoir.
Car il ne suffit pas d'avoir accès au savoir pour avoir accès à la connaissance et en faire un usage.
Il faut être émancipé. Émancipé face au système éducatif actuel, émanciper de l'ordre économique, politique et spirituel.
Évidement cette théorie alarme les pouvoirs en place. Elle ébranle la hiérarchie pédagogique de l'ensemble. Elle fait sauter les barrières de la connaissance. Elle remet en cause la croissance future des devenirs économiques. « Je peux demain inventer quelque chose dont le système économique actuel n'a pas besoin et qui pourtant demain changera positivement la vie de millions d'être humain. ».Mon besoin n'obéit plus à l'intérêt d'un autre. D'un autre qui s'accroche à la vieille méthode parce qu'il sait qu'elle est la pouponnière de sa matière première qui utilisera pour satisfaire ses besoins personnels.
Quel intérêt une société aurait elle à tenter cette aventure, à expérimenter cette méthode ?
Que risque t elle a devenir maître ignorant ?
«  Les choses étaient donc claires : ce n'était pas une méthode pour instruire le peuple, c'était un bienfait à annoncer aux pauvres : ils pouvaient tout ce que peut un homme. Il suffisait de l'annoncer ».
«  On ne dira pas que 'on a acquis la science, que l'on connaît la vérité ou que l'on est devenu un génie. Mais on saura qu'on peut dans l'ordre intellectuel, tout ce que peut un homme ».
Une méthode, un projet.
«  Toute la pratique de l'enseignement universel se résume dans la question : Q'en penses-tu ? « 
Lisez le livre, faites vous votre propre idée, comparez, soupesez, racontez, opposez ou validez, tout est dans le livre, et ça on ne pas l'ignorer.

Astrid Shriqui Garain
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Quelle magnifique découverte que la pensée de Joseph Jacotot ! Tout enseignant, tout étudiant, mais aussi tout citoyen contemporain devrait absolument en prendre connaissance. L'histoire commence à la Restauration : Jacotot, jeune enseignant de rhétorique et officier d'artillerie dans les armées de la République s'exile aux Pays-Bas ; on lui offre un poste de professeur à demi-solde mais ses étudiants ne comprennent pas le français, pas plus qu'il ne parle le flamand. Cette année-là (1818), paraît à Bruxelles une édition bilingue du Télémaque de Fénelon ; il la leur remet et le prodige s'accomplit : les étudiants apprennent sa langue et s'avèrent capables de commenter et de discuter du livre, ils en écrivent de façon totalement correcte sans avoir reçu d'enseignement grammatical ou autre.
De là, commence la réflexion de Jacotot qui est d'abord pédagogique, sur le rôle de l'enseignant qui peut et doit être non pas un répétiteur, un « explicateur », mais un « émancipateur » pour l'élève :

« Il n'y a rien derrière la page écrite, pas de double fond qui nécessite le travail d'une intelligence autre, celle de l'explicateur ; pas de langue du maître, de langue de la langue dont les mots et les phrases aient pouvoir de dire la raison des mots et des phrases d'un texte. Les étudiants flamands en avaient administré la preuve : ils n'avaient à leur disposition pour parler de Télémaque que les mots de Télémaque. Il suffit donc des phrases de Fénelon pour comprendre les phrases de Fénelon et pour dire ce qu'on en a compris. Apprendre et comprendre sont deux manières d'exprimer le même acte de traduction. » (p. 20)

Mais la pédagogie se double d'une éthique de l'enseignement : lorsque l'enseignant n'est pas « émancipateur », lorsqu'il joue un jeu d'exercice de pouvoir vis-à-vis de l'intelligence de l'apprenant, il « l'abrutit », le rend dépendant, l'infériorise :

« Dans l'acte d'enseigner et d'apprendre il y a deux volontés et deux intelligences. On appellera "abrutissement" leur coïncidence. Dans la situation expérimentale créée par Jacotot, l'élève était lié à une volonté, celle de Jacotot, et à une intelligence, celle du livre, entièrement distinctes. On appellera "émancipation" la différence connue et maintenue des deux rapports, l'acte d'une intelligence qui n'obéit qu'à elle-même, lors même que la volonté obéit à une autre volonté. » (p. 26)

Voici un extrait qui, me semble-t-il, clarifie la démarche pédagogique de ce que Jacotot appellera « l'enseignement universel » :

« Le livre, c'est la fuite bloquée. On ne sait pas quelle route tracera l'élève. Mais on sait d'où il ne sortira pas – de l'exercice de sa liberté. On sait aussi que le maître n'aura pas le droit de se tenir ailleurs, seulement à la porte. L'élève doit tout voir par lui-même, comparer sans cesse et toujours répondre à la triple question : que vois-tu ? qu'en penses-tu ? qu'en fais-tu ? Et ainsi à l'infini.
Mais cet infini, ce n'est plus le secret du maître, c'est la marche de l'élève. le livre, lui, est achevé. C'est un tout que l'élève tient dans la main, qu'il peut parcourir entièrement du regard. Il n'y a rien que le maître lui dérobe et rien qu'il puisse dérober au regard du maître. le cercle bannit la tricherie. Et d'abord, cette grande tricherie de l'incapacité : "je ne peux pas, je ne comprends pas..." Il n'y a rien à comprendre. Tout est dans le livre. Il n'y a qu'à raconter – la forme de chaque signe, les aventures de chaque phrase, la leçon de chaque livre. » (pp. 41-42)

Il y a deux corollaires à cette démarche : le premier est que l'émancipateur peut être un « maître ignorant », il peut n'en savoir que autant que l'élève ; le second, bien plus fondamental, est que tous les hommes possèdent une égale intelligence – notamment le peuple qui possède un savoir lié aux métiers manuels, jouissant d'une égalité intellectuelle avec le « savant » :

« Ce qui abrutit le peuple, ce n'est pas le défaut d'instruction mais la croyance en l'infériorité de son intelligence. Et ce qui abrutit les "inférieurs" abrutit du même coup les "supérieurs". Car seul vérifie son intelligence celui qui parle à un semblable capable de vérifier l'égalité des deux intelligences. Or l'esprit supérieur se condamne à n'être point entendu des inférieurs. Il ne s'assure de son intelligence qu'à disqualifier ceux qui pourraient lui en renvoyer la reconnaissance. » (p. 68)

À une époque où, a minima on attribue une inégalité intellectuelle aux conditions sociales, mais plus souvent on recherche dans le darwinisme social la cause des inégalités, mais compte tenu aussi de la situation actuelle des inégalités, il me semble intéressant d'insister sur cette notion contre-intuitive d'égalité absolue de l'intelligence :

« Il est inutile de discuter si leur [des hommes du peuple] "moindre" intelligence est effet de nature ou de société : ils développent l'intelligence que les besoins et les circonstances de leur existence exigent d'eux. Là où cesse le besoin, l'intelligence se repose, à moins que quelque volonté plus forte se fasse entendre et dise : continue ; vois ce que tu as fait et ce que tu peux faire si tu appliques la même intelligence que tu as employée déjà, en portant à toute chose la même attention, en ne te laissant pas distraire de ta voie. » (p. 88)

« Bref, n'en déplaise aux génies, le mode le plus fréquent d'exercice de l'intelligence, c'est la répétition. Et la répétition ennuie. le premier vice est de paresse. Il est plus aisé de s'absenter, de voir à demi, de dire ce qu'on ne voit pas, de dire ce qu'on croit voir. Ainsi se forment des phrases d'absence, des "donc" qui ne traduisent aucune aventure de l'esprit. "Je ne peux pas" est l'exemple de ces phrases d'absence. "Je ne peux pas" n'est le nom d'aucun fait. Rien ne se passe dans l'esprit qui corresponde à cette assertion. À proprement parler, elle ne "veut" rien dire. Ainsi la parole se remplit ou se vide selon que la volonté contraint ou relâche la démarche de l'intelligence. La signification est oeuvre de volonté. C'est là le secret de l'enseignement universel. » (p. 95)

Dans ces citations, un débat d'une grande actualité en ce début du XIXe siècle apparaît en filigrane : les « révolutionnaires » à l'instar de Jacotot sont partisans de l'idée que « L'homme est une volonté servie par une intelligence », primauté de l'individu oblige, alors que les réactionnaires proclament que « L'homme est une intelligence (divine-royale) servie par des organes (ou des sujets) ».

Mais de ce pas, nous sommes entrés dans la sphère de la philosophie politique, et en particulier dans le débat sur l'égalité et l'inégalité politique – autant qu'intellectuelle. Dorénavant, la fonction émancipatrice ou abrutissante devra s'entendre aussi dans l'optique de la domination voire même de ce que Bourdieu désignera comme le « capital symbolique » :

« La leçon émancipatrice de l'artiste, opposée terme à terme à la leçon abrutissante du professeur, est celle-ci : chacun de nous est artiste dans la mesure où il effectue une double démarche ; il ne se contente pas d'être homme de métier mais veut faire de tout travail un moyen d'expression ; il ne se contente pas de ressentir mais cherche à faire partager. L'artiste a besoin de l'égalité comme l'explicateur a besoin de l'inégalité. » (p. 120)

Voici un très bel extrait sur « la passion de l'inégalité » :

« Ce n'est pas l'amour de la richesse ni d'aucun bien qui pervertit la volonté, c'est le besoin de penser sous le signe de l'inégalité. Hobbes là-dessus a fait un poème plus attentif que celui de Rousseau : le mal social ne vient pas du premier qui s'est avisé de dire : "Ceci est à moi" ; il vient du premier qui s'est avisé de dire : "Tu n'es pas mon égal." L'inégalité n'est la conséquence de rien, elle est une passion primitive ; ou, plus exactement, elle n'a pas d'autre cause que l'égalité. La passion inégalitaire est le vertige de l'égalité, la paresse devant la tâche infinie qu'elle exige, la peur devant ce qu'un être raisonnable se doit à lui-même. Il est plus aisé de se "comparer", d'établir l'échange social comme ce troc de la gloire et du mépris où chacun reçoit une supériorité en contrepartie de l'infériorité qu'il confesse. » (p. 134)

Les trois extraits suivants ont pour but de montrer pourquoi l'enseignement universel ne put avoir de fortune dans le contexte politique de l'époque, pourtant traversé par un ferment de recherches de « méthodes pédagogiques innovantes » :

« [...] l'enseignement universel n'est pas et ne peut pas être une méthode "sociale". Il ne peut pas se répandre dans et par les institutions de la société. Sans doute les émancipés sont-ils respectueux de l'ordre social. Ils savent qu'il est, en tout état de cause, moins mauvais que le désordre. Mais c'est tout ce qu'ils lui accordent, et aucune institution ne peut se satisfaire de ce minimum. Il ne suffit pas à l'inégalité d'être respectée, elle veut être crue et aimée. Elle veut être expliquée. Toute institution est une explication en acte de la société, une mise en scène de l'inégalité. Son principe est et sera toujours antithétique à celui d'une méthode fondée sur l'opinion de l'égalité et le refus des explications. » (pp. 173-174)

« […] le général La Fayette n'a qu'à répandre l'enseignement universel dans la garde nationale. Et Casimir Perier, ancien enthousiaste de la doctrine et futur Premier ministre, est maintenant en mesure d'[en] annoncer largement le bienfait. M. Barthe, ministre de l'Instruction publique de M. Laffitte, est venu de lui-même consulter Joseph Jacotot : que faut-il faire pour organiser l'instruction que le gouvernement doit au peuple et qu'il entend lui donner selon les meilleures méthodes ? "Rien", a répondu le fondateur, le gouvernement ne doit pas l'instruction au peuple pour la simple raison que l'on de doit pas aux gens ce qu'ils peuvent prendre par eux-mêmes. Or l'instruction est comme la liberté : cela ne se donne pas, cela se prend. » (pp. 176-177)

« Le Progrès, c'est la fiction pédagogique érigée en fiction de la société tout entière. le coeur de la fiction pédagogique, c'est la représentation de l'inégalité comme "retard" : l'infériorité s'y laisse appréhender dans son innocence ; ni mensonge ni violence, elle n'est qu'un retard que l'on constate pour se mettre à même de le combler. Sans doute n'y arrive-t-on jamais : la nature elle-même y veille, il y aura toujours du retard, toujours de l'inégalité. » (pp. 197-198)

On comprend donc qu'il y a, à cet échec dû à la radicalité de la pensée, autant des raisons historiques – le mythe du progrès – que des raisons intemporelles – l'antinomie avec une société inégalitaire et hiérarchique. On aura noté aussi que la pensée politique de Jacotot n'est pas du tout insurrectionnelle : son « anarchisme » est à la fois plus « moderne » et plus radical : radicalement individualiste aussi, dans le refus de l'émancipé de cautionner tout système de pouvoir, tyrannique mais aussi représentatif.

Voici la conclusion de l'ouvrage :

« Le Fondateur, lui, était mort le 7 août 1840. Sur sa tombe, au Père-Lachaise, les disciples firent inscrire le credo de l'émancipation intellectuelle : Je crois que Dieu a créé l'âme humaine capable de s'instruire seule et sans maître. Ces choses-là décidément ne s'écrivent pas, même sur le marbre d'une tombe. Quelques mois plus tard, l'inscription était profanée.
[…]
Le Fondateur l'avait bien prédit : l'enseignement universel ne prendrait pas. Il avait ajouté, il est vrai, qu'il ne périrait pas. » (pp. 230-231 – excipit)

Dans cette note de lecture, délibérément, j'ai essayé de me tenir au plus près de l'esprit d'apprentissage de Jacotot : au plus près du texte de Jacques Rancière, sans la moindre prétention d'expliquer, convaincu de mon égalité intellectuelle avec les éventuels lecteurs de ces lignes mais aussi avec les deux auteurs : le philosophe contemporain et le philosophe-pédagogue qui fit sa découverte il y a deux siècles. Dans cet esprit, je me demande ce que ce dernier aurait pensé de notre monde actuel, dans lequel Internet a donné l'illusion – au moins pendant un certain temps – que l'on pourrait s'informer (sinon s'instruire) soi-même, où le pouvoir implique d'abord le contrôle de la vulgate et où la pensée critique est un enseignement méprisé voire réduit au silence, un monde enfin dans lequel les fake news, le bullshit (au sens de Sebastian Dieguez) et les théories du complot prolifèrent. Peut-être faudrait-il inverser le rapport entre émancipation intellectuelle et enseignement (de la pensée critique) aujourd'hui...
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L'expérience de Jacotot est un très beau symbole des principes de la pédagogie alternative (que Freinet, Montessori, Steiner... ont essayé de mettre en oeuvre dans leurs écoles). La motivation de la personne qui apprend est bien-sûr déterminante dans la réussite de l'apprentissage, mais ce que remarque Jacotot est surtout l'efficacité de l'apprentissage en autonomie de ses étudiants. Certes, il leur a donné un outil pratique d'apprentissage (Fénelon ayant conçu son livre comme un roman pédagogique, enseignant par la fiction la belle langue et la culture au dauphin du roi de France, Les Aventures de Télémaque (1699) était aux XVIIIe et XIXe siècles l'un des grands best sellers, et notamment pour apprendre le français à l'étranger). Mais c'est parce qu'ils cherchent par eux-mêmes le fonctionnement de la langue française en la comparant avec la langue hollandaise, en émettant leurs hypothèses, en se cherchant des explications, qu'ils avancent brillamment. de là le titre volontiers provocateur de Rancière, "le maître ignorant" : on peut enseigner n'importe quoi, même ce qu'on ignore, à condition que les apprenants soient motivés et qu'on leur propose des outils adaptés. Il faut faire confiance à l'apprenant pour l'aider au mieux dans son apprentissage, il ira de lui-même, par son exigence et sa curiosité, à la connaissance, mais par son chemin propre et vers ses connaissances. Il est ainsi nécessaire dans l'enseignement de partir du chemin personnel de curiosité de l'apprenant, source de sa moivation, pour l'accompagner, volontaire, d'un intérêt pratique limité ou infantile à une connaissance plus étendue. le verbe "ignorer" du titre est volontairement exagéré, pour faire comprendre l'aspect tout à fait secondaire des savoirs, de l'expertise disciplinaire de l'enseignant, ce qui est au contraire la priorité dans les concours de recrutement des enseignants. Il y a inversion paradoxale entre le professeur qui ne sait pas et l'élève qui lui sait, car c'est son propre savoir original qu'il doit construire, et sera donc seul à posséder (l'intelligence collective se renforçant de la variété des intelligences individuelles). Dans l'application pratique, l'enseignant peut feindre d'ignorer les règles afin de pousser les apprenants à construire eux-mêmes leurs savoirs. D'une même manière, au lieu de dénoncer une "faute", montrant par là sa supériorité en termes de connaissances, l'enseignant peut amener son élève à considérer que le résultat, la solution qu'il a obtenue, sont insatisfaisants et qu'il doit donc chercher à faire mieux (cela nécessiterait de sortir de l'attention quasi exclusive à la méthode ; ex : calculer la vitesse du vélo. Un premier apprenant obtient 300km/h en appliquant la bonne formule mais ne s'étonne pas de son résultat et obtient la moitié des points ; un second obtient 35 au lieu de 30 avec une mauvaise méthode, il obtient zéro point...). En revanche, "ignorant" ne veut pas dire "stupide", "naïf" ou "garde-chiournes", l'enseignant peut (doit) être expert en guidage, en accompagnement, en connaissance et conception de matériel pédagogique. La formation française des enseignants tente depuis bien vingt ans d'intégrer ces préoccupations mais continue d'être dénigrée pour son obsession des connaissances théoriques et son manque d'enseignement pratique. Or, la domination du théorique sur le pratique, c'est le maintien de l'élitisme intellectuel, de la supériorité de classe des sachants.
Les travaux de Jacotot, en tant que document historique, permettent par ailleurs à Jacques Rancière de ne pas paraître vouloir imposer des thèses et une position politique – proche communiste, anarchiste – pas toujours bien acceptées dans les médias ou même dans un cadre universitaire se voulant neutre. de la même manière que les travaux d'Etienne Cabet et de Louis Gabriel Gauny avaient nourri son premier ouvrage La Nuit des prolétaires (Archives du rêve ouvrier) (1981), Rancière s'appuie sur les réflexions de Jacotot afin d'amener et d'alimenter sa propre réflexion, mais aussi afin de pousser le lecteur à tirer les conclusions par lui-même, celles qui s'imposent au regard des documents. C'est d'ailleurs l'un des principes de la pédagogie alternative : ne pas imposer de solution, de cours, de formule, mais amener les apprenants vers la recherche de solution, qu'ils construisent eux-mêmes le cours, leur savoir, qu'ils trouvent eux-mêmes la formule (on parle de la méthode dite d'induction). Dans son premier essai sur le monde ouvrier, il était déjà question d'auto-apprentissage (comment les ouvriers s'organisant en syndicats ont éprouvé le besoin d'instruire, d'éveiller politiquement leurs pairs, utilisant le temps libre nocturne, à l'image du personnage de Lantier dans Germinal). Ici, le souci pédagogique qui anime l'auteur est celui de l'enseignement du peuple, des catégories sociales ouvrières. En quoi l'enseignement public ne remplit-il pas pleinement son rôle émancipateur et a-t-il au contraire souvent un effet d'aliénation, d'asservissement des classes inférieures par une élite ?
Malgré l'habitude contemporaine très critique à l'égard des professeurs et de l'école, cette évidente baisse du niveau scolaire moyen, la dénonciation et la critique radicale du cadre traditionnel de l'enseignement, de son exigence théorique ou formelle, l'autorité du maître, l'obéissance de l'enfant, son inefficacité en termes d'ascension sociale, la reproduction de classes sociales suivant leur patrimoine culturel (mise en évidence par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les Héritiers en 64, puis dans La Reproduction en 70 ; exception faite de quelques transclasses qui légitiment justement ce système déficient), a de quoi choquer. Tout lecteur, étant passé par le cadre de l'école, et de toute évidence y ayant réussi (ne serait-ce qu'à avoir une maîtrise suffisante du langage intellectuel pour lire ce livre), pourrait se sentir attaqué, considérer comme absurde – anarchiste, utopiste – l'idée qu'on puisse apprendre mieux sans école, sans le maître, sans son autorité sans la discipline, la punition, les règles claires... qu'on puisse se passer de l'école puisque l'école les a formés et a grandement participé à leur réussite sociale. L'institution scolaire est vue logiquement, même dans sa forme traditionnelle autoritaire et excluante, comme un progrès humain déterminant, comme un outil de civilisation, comme un outil d'ascension sociale... Il suffit à l'élève d'être sage et de travailler... Or, avoir appris à lire et écrire, compter, n'est pas une garantie de libération, mais peut même devenir une nouvelle manière d'être asujetti (par intériorisation d'une infériorité intellectuelle par l'échec scolaire). Cette remise en question du bien-fondé de l'éducation nationale rejoint la pensée d'Ivan Illich, Une société sans école (1971). Rancière pointe les mêmes dysfonctionnements dus à l'institutionnalisation, l'idéologie qui est au coeur du projet éducatif et qui se mêle insidieusementse à l'instruction, ce but de former un employé docile, obéissant, reconnaissant l'autorité, la supériorité de certaines fonctions sociales, de certains savoirs sur d'autres, donc de certains citoyens sur d'autres (on pensera ici au slogan de la Ferme des animaux, de Orwell : "all animals are equals, but some animals are more equals").
Cet objectif pleinement idéologique de former de bons citoyens suivant les normes établies et fixées par un gouvernement, de former une élite en termes de savoirs et savoir-faire idéologiquement jugés comme supérieurs, pervertit toute bonne initiative pédagogique (ce qui se vérifie aujourd'hui où nombre des principes alternatifs - pédagogie par l'action, le projet, induction, co-construction du cours, classe inversée, différenciation et le plus représentatif, la bienveillance - ont été adoptés sans réels résultats). Par exemple, le principe de différenciation, très utilisé aujourd'hui pour tenir compte des spécificités des élèves (déficits, dyslexie, autisme, hyperactivité, peu francophones...) qui est conçu justement dans le but noble de remettre l'élève au centre de son apprentissage, pour construire un enseignement adapté et motivant, devient simplement un faux-semblant de progrès permettant d'intégrer tout type d'élève dans des classes normales et donc de retirer les investissements de cadres pédagogiques spécialisés, pris en charge par des enseignants formés, reconnus et payés à hauteur de leurs compétences. le programme rigide, les coefficients alloués aux matières, le rythme scolaire annuel, les classes d'âge, les examens, rendent toute pratique de différenciation inutile et même peut-être contre-productive (car l'enseigneant affecte de considérer la différence des élèves alors qu'il n'a pas forcément la compétence pour aider, et que ceux-ci seront dans l'ensemble du système notés, classés, orientés, écartés selon une norme bien déterminée).
L'émancipation ne peut pas se faire tant que le principe premier de l'éducation nationale est de normaliser, de formater des élèves sages, dociles, reconnaissant l'autorité indiscutable de la norme, des discoureurs qui se disputent sur une solution sans questionner le problème (qui agissent toujours dans le cadre imposé par un maître reconnu de fait). Critiquer le dispositif traditionnel de la personne qui sait devant ceux qui doivent se taire et apprendre, c'est critiquer la relation hiérarchique par excellence qui étant légitimée, transférera une telle légitimité dans le monde du travail, dans la société, entre les décideurs et leurs sujets, les patrons et les employés, les expérimentés et les débutants, les riches ayant réussi et les pauvres, entre les parents et les enfants… des rapports humains de domination. Redéfinir cette relation primordiale, c'est repenser les rapports humains. En cela, on retrouve les conceptions très humanistes du travail émancipateur chez Marx (par exemple dans ses Manuscrits parisiens). Une personne active, actrice de l'orientation de son travail, participant à sa hauteur et selon ses aptitudes à une oeuvre collective, se réalise en tant qu'être humain par son travail, s'émancipe, au lieu d'être dans un rapport de force, de subordination, d'intérêt, vecteur de frustration. Ainsi, le respect au professeur ne doit pas être un respect forcé de la fonction, mais un respect de l'humain, de l'altérité.
C'est ainsi que le principe primordial d'émancipation que tire Rancière de cette recherche et sur lequel il propose de réfléchir est celui de l'égalité fondamentale entre tous, de tout temps et de tout lieu. Cette affirmation est évidemment paradoxale. Comment ne pas constater les différences de capacité, de talent ? Les aptitudes à réaliser une tâche ? Comment ne pas considérer certains comportements comme moins bons que d'autres ? Or, c'est bien là pour lui une des bases de naissance des inégalités : la valeur qu'on attribue à telle compétence, à telle fonction sociale, à tel savoir plutôt qu'à tel autre, est relative à une idéologie, une idéologie dominante. La hiérarchie des intelligences est donc toute relative. Les anthropologues ont admis comme principe d'analyse ce refus de hiérarchiser les sociétés, de juger des comportements qui paraissent moins bons par rapport à des repères idéologiques qui ont été formés justement en grande partie par l'éducation (refus de l'ethnocentrisme), justement pour mieux comprendre le fonctionnement et la logique globale d'une société. Faire taire cette hiérarchie des connaissances et des fonctions est le plus sûr moyen de saisir la cohérence des motivations et la logique propre d'un apprenant et de le mener de ses intérêts précoces d'enfant à une curiosité culturelle étendue rejoignant le collectif, l'abstrait, l'intellectuel...
Un autre point qui semble fondamental pour Rancière est le rôle de la parole qu'il choisit de qualifier de poétique (au sens de personnalisée, renvoyant à la spécificité de chacun, à son émotion, sa perception subjective), par opposition à un langage qui se voudrait scientifiquement universel (un mot, un concept bien défini, indiscutable). Ce point découle de l'égalité préalable des intelligences : la parole de certains individus, au prétexte qu'ils ne s'expriment pas avec les concepts qui font autorité, avec des mots autorisés, serait invalidée, inférieure. Non pas invalidée pour son contenu (reconnu car discuté, pesé et éventuellement écarté par la communauté de discours), mais pour sa forme, moins noble. Or, l'une des conditions d'émancipation d'un individu est bien la prise en compte de sa parole singulière, de son expérience singulière, par la communauté. Dès lors, l'une des caractéristiques fondamentales d'une pédagogie émancipatrice serait la place accordée à l'expression poétique par l'élève de son expérience d'apprentissage (Ce que le management nomme feedback, utilisé comme outil d'optimisation, ce que les ateliers d'écriture placent au centre du processus créateur-libérateur, comme discussion libre). Dès lors, c'est tout une révision de l'acte pédagogique que propose Rancière : lire, écrire, traiter d'un problème, ne serait plus appliquer des principes et utiliser des connaissances universelles extérieures à soi afin de donner une réponse validée par une instance supérieure, mais agir, essayer, rendre compte, traduire par ses propres mots une expérience humaine personnelle, et faire reconnaître par la discussion avec le groupe, la validité, l'universalité ou l'originalité de ce qu'on a vécu.
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Ce petit essai de Jacques Rancière a réveillé, en quelque sorte, ma conscience endormie. Il a ouvert un nouveau champ visuel et intellectuel jusqu'alors impensable et inenvisageable, simplement par le simple fait de penser la notion d'égalité comme un présupposé (il n'y a pas d'inégalité à l'origine) au lieu de la comprendre habituellement comme un but à atteindre. Car tout prend de ce fait une autre tournure : aucune personne ne peut se déclarer détentrice d'un savoir ou d'un savoir faire supérieur et inatteignable et ainsi instaurer de facto une hiérarchie de l'intelligence. Ce constat provient de la découverte par Jacques Rancière d'un révolutionnaire français exilé à Louvain au début du XIXe siècle qui secoua les principes établis responsables de la soumission intellectuelle du plus grand nombre, au profit des plus instruits. Ce dénommé Joseph Jacotot se mit en effet à enseigner ce qu'il ignorait par un travail d'observations et de comparaisons, et obtint des résultats surprenants.
En jouant sur l'ambiguïté de l'énonciateur, j'ai comme eu la sensation d'entendre un Joseph Rancière/Jacques Jacotot clamer qu'il était temps et possible (que ce soit au début du XIXe ou à la fin du XXe siècle) pour chacun de prendre part aux décisions qui structurent nos communautés.
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Ainsi la victoire en marche des lumineux sur les obscurants travaillait-elle à rajeunir la plus vieille cause défendue par les obscurants : l’inégalité des intelligences. Il n’y avait en fait nulle inconséquence dans ce partage des rôles. Ce qui fondait la distraction des progressifs, c’est la passion qui fonde toute distraction, l’opinion de l’inégalité. Il est bien vrai que l’ordre social n’oblige personne à croire à l’inégalité, n’empêche personne d’annoncer l’émancipation aux individus et aux familles. Mais cette simple annonce – qu’il n’y a jamais assez de gendarmes pour empêcher – est aussi celle qui rencontre la résistance la plus impénétrable : celle de la hiérarchie intellectuelle qui n’a pas d’autre pouvoir que la rationalisation de l’inégalité. Le progressisme est la forme moderne de ce pouvoir, purifiée de tout mélange avec les formes matérielles de l’autorité traditionnelle : les progressistes n’ont pas d’autre pouvoir que cette ignorance, cette incapacité du peuple qui fonde leur sacerdoce. Comment, sans ouvrir l’abîme sous leurs pieds, diraient-ils aux hommes du peuple qu’ils n’ont pas besoin d’eux pour être des hommes libres et instruits de tout ce qui convient à leur dignité d’hommes ? « Chacun de ces prétendus émancipateurs a son troupeau d’émancipés qu’il selle, bride et éperonne. » Aussi tous se retrouvent-ils unis pour repousser la seule mauvaise méthode, la méthode funeste, c’est-à-dire la méthode de la mauvaise émancipation, la méthode – l’anti-méthode – Jacotot.
Ceux qui taisent ce nom propre savent ce qu’ils font. Car c’est ce nom propre qui fait à lui seul toute la différence, qui dit égalité des intelligences et creuse l’abîme sous les pas de tous les donneurs d’instruction et de bonheur au peuple. Il importe que le nom soit tu, que l’annonce ne passe pas. Et que le charlatan se le tienne pour dit : « Tu as beau crier par écrit, ceux qui ne savent pas lire ne peuvent apprendre que de nous ce que tu as imprimé, et nous serions bien sots de leur annoncer qu’ils n’ont pas besoin de nos explications. Si nous donnons des leçons de lecture à quelques-uns, nous continuerons à employer toutes les bonnes méthodes, jamais celles qui pourraient donner l’idée de l’émancipation intellectuelle. » […]
Ce qu’il fallait surtout empêcher, c’était que les pauvres sachent qu’ils pouvaient s’instruire par leurs propres capacités, qu’ils avaient des capacités – ces capacités qui succédaient maintenant dans l’ordre social et politique aux anciens titres de noblesse. Et la meilleure chose à faire pour cela, c’était de les instruire, c’est-à-dire de leur donner la mesure de leur incapacité.
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En l’an 1818, Joseph Jacotot, lecteur de littérature française à l’université de Louvain, connut une aventure intellectuelle.
Une carrière longue et mouvementée aurait pourtant dû le mettre à l’abri des surprises : il avait fêté ses dix-neuf ans en 1789. Il enseignait alors la rhétorique à Dijon et se préparait au métier d’avocat. En 1792 il avait servi comme artilleur dans les armées de la République. Puis la Convention l’avait vu successivement instructeur au Bureau des poudres, secrétaire du ministre de la Guerre et substitut du directeur de l’Ecole polytechnique. Revenu à Dijon, il y avait enseigné l’analyse, l’idéologie et les langues anciennes, les mathématiques pures et transcendantes et le droit. En mars 1815 l’estime de ses compatriotes en avait fait malgré lui un député. Le retour des Bourbons l’avait contraint à l’exil et il avait obtenu de la libéralité du roi des Pays-Bas ce poste de professeur à demi-solde. Joseph Jacotot connaissait les lois de l’hospitalité et comptait passer à Louvain des jours calmes.
Le hasard en décida autrement. Les leçons du modeste lecteur furent en effet vite goûtées des étudiants. Parmi ceux qui voulurent en profiter, un bon nombre ignorait le français. Joseph Jacotot, de son côté, ignorait totalement le hollandais. Il n’existait donc point de langue dans laquelle il pût les instruire de ce qu’ils lui demandaient. Il voulut pourtant répondre à leur vœu. Pour cela, il fallait établir, entre eux et lui, le lien minimal d’une chose commune. Or il se publiait en ce temps-là à Bruxelles une édition bilingue de Télémaque. La chose commune était trouvée et Télémaque entra ainsi dans la vie de Joseph Jacotot. Il fit remettre le livre aux étudiants par un interprète et leur demanda d’apprendre le texte français en s’aidant de la traduction. Quand ils eurent atteint la moitié du premier livre, il leur fit dire de répéter sans cesse ce qu’ils avaient appris et de se contenter de lire le reste pour être à même de le raconter. C’était là une solution de fortune, mais aussi, à petite échelle, une expérience philosophique dans le goût de celles qu’on affectionnait au siècle des Lumières. Et Joseph Jacotot, en 1818, restait un homme du siècle passé.
L’expérience pourtant dépassa son attente. Il demanda aux étudiants ainsi préparés d’écrire en français ce qu’ils pensaient de tout ce qu’ils avaient lu. « Il s’attendait à d’affreux barbarismes, à une impuissance absolue peut-être. Comment en effet tous ces jeunes gens privés d’explications auraient-ils pu comprendre et résoudre les difficultés d’une langue nouvelle pour eux ? N’importe ! Il fallait voir où les avait conduits cette route ouverte au hasard, quels étaient les résultats de cet empirisme désespéré. Combien ne fut-il pas surpris de découvrir que ces élèves, livrés à eux-mêmes, s’étaient tirés de ce pas difficile aussi bien que l’auraient fait beaucoup de Français ? Ne fallait-il donc plus que vouloir pour pouvoir ? Tous les hommes étaient-ils donc virtuellement capables de comprendre ce que d’autres avaient fait et compris ? » (Félix et Victor Ratier, « Enseignement universel. Émancipation intellectuelle », Journal de philosophie panécastique, 1838, p. 155).
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Ce qui se conçoit bien, dit-on après Boileau, s'énonce clairement. Cette phrase ne veut rien dire. Comme toutes les phrases qui glissent subrepticement de la pensée à la matière, elle n'exprime aucune aventure intellectuelle. Bien concevoir est le propre de l'homme raisonnable. Bien énoncer est une oeuvre d'artisan qui suppose l'exercice des outils de la langue. Il est vrai que l'homme raisonnable peut tout faire. Encore doit-il apprendre la langue propre à chacune des choses qu'il veut faire : soulier, machine ou poème. Considérez par exemple cette tendre mère qui voit son fils revenir d'une longue guerre. Elle éprouve un saisissement qui ne lui permet pas de parler. Mais "ces longs embrassements, ces étreintes d'un amour inquiet au moment du bonheur, d'un amour qui semble craindre une nouvelle séparation; ces yeux où la joie brille au milieu des larmes; cette bouche qui sourit pour servir d'interprète au langage équivoque des pleurs, ces baisers, ces regards, cette attitude, ces soupirs, ce silence même", toute cette "improvisation" en bref n'est-elle pas le plus éloquent des poèmes? Vous en ressentez l'émotion. Essayez pourtant de la communiquer : l'instantanéité de ces idées et de ces sentiments qui se contredisent et se nuancent à l'infini, il faut la transmettre, la faire voyager dans le maquis des mots et des phrases. Et cela ne s'invente pas. Car alors il faudrait supposer un tiers entre l'individualité de cette pensée et la langue commune. Ce serait encore une autre langue, et comment son inventeur serait-il entendu? Reste à apprendre, à trouver dans les livres de outils de cette expression. Non pas dans les livres des grammairiens : ils ignorent tout de ce voyage. Non pas dans ceux des orateurs : ceux-ci ne cherchent pas à se faire "deviner", ils veulent se faire "écouter". Ils ne veulent rien dire, ils veulent commander : relier les intelligences, soumettre les volontés, forcer l'action. Il faut apprendre auprès de ceux qui ont travaillé sur cet écart entre le sentiment et l'expression, entre le langage muet de l'émotion et l'arbitraire de la langue, auprès de ceux qui ont tenté de faire entendre le dialogue muet de l'âme avec elle-même, qui ont engagé tout le crédit de leur parole dans le pari de la similitude des esprits.
Apprenons donc auprès de ces poètes que l'on décore du titre de génies. C'est eux qui nous livreront le secret de ce mot imposant. Le secret du génie, c'est celui de l'enseignement universel : apprendre, répéter, imiter, traduire, décomposer, recomposer. [...]
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Il faut choisir de faire une société inégale avec des hommes égaux ou une société égale avec des hommes inégaux. Qui a quelque goût pour l’égalité ne devrait pas hésiter : les individus sont des êtres réels et la société une fiction. C’est pour des êtres réels que l’égalité a du prix, non pour une fiction. Il suffirait d’apprendre à être des hommes égaux dans une société inégale. C’est ce que veut dire s’émanciper.
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L'homme est un animal poétique, p. 109-110 :
Pour [les profanes], comme pour tout être raisonnable, reste donc ce mouvement de la parole qui est à la fois distance connue et soutenue à la vérité et conscience d'humanité, désireuse de communiquer avec les autres et de vérifier avec elles sa similitudes. « L'homme est condamné à sentir et à se taire ou, s'il veut parler, à parler indéfiniment puisqu'il a toujours à rectifier en plus ou en moins ce qu'il vient de dire (…) parce que, quelque chose qu'on en dise, il faut se hâter d'ajouter : ce n'est pas cela ; et, comme la rectification n'est pas plus entière que le premier dire, on a, dans ce flux et dans ce reflux, un moyen perpétuel d'improvisation. » (J. Jacotot, Droit et philosophie panécastique, Paris, 1938, p. 231)
Improviser est, on le sait, un des exercices canoniques de l'enseignement universel. Mais c'est d'abord l'exercice de la vertu première de notre intelligence : la vertu poétique. L'impossibilité où nous sommes de dire la vérité, quand même nous la sentons, nous fait parler en poètes, raconter les aventures de notre esprit et vérifier qu'elles sont comprises par d'autres aventuriers, communiquer notre sentiment et le voir partagé par d'autres êtres sentants. L'improvisation est l'exercice par lequel l'être humain se connaît et se confirme dans sa nature d'être raisonnable, c'est-à-dire d'animal « qui fait des mots, des figures, des comparaisons, pour raconter ce qu'il pense à ses semblables » (Jacotot, Enseignement universel. Musique, 3e éd., Paris, 1830, p. 163). La vertu de notre intelligence est moins de savoir que de faire. « Savoir n'est rien, faire est tout ». Mais ce faire est fondamentalement acte de communication. Et, pour cela, « parler est la meilleure preuve de la capacité de faire quoi que ce soit. » Dans l'acte de parole, l'homme ne transmet pas son savoir, il poétise, il traduit et convie les autres à faire de même.
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Jacques Rancière professeur émérite au département de philosophie de l'université de Paris VIII, il est l'auteur entre autres de la Nuit des prolétaires (Fayard, 1981), La Mésentente. Politique et philosophie (Galilée, 1995), le Partage du sensible. Esthétique et politique (La Fabrique, 2000), Politique de la littérature (Galilée, 2007), le temps du paysage: Aux origines de la révolution esthétique (La Fabrique, 2020). -- 11/02/2022 Réalisation et mise en ondes Radio Radio, RR+, Radio TER
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