Avant d'être un livre de souvenirs d'un homme mûr qui se penche sur le cours de son enfance pour tenter de tracer le portrait de l'enfant qu'il fût, cet essai est d'abord une brillante démonstration en acte des pièges et des limites de l'entreprise autobiographique.
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L’importance que l’on accorde aux autres, à la pression de leurs sentiments, à l’influence de leurs idées, est proportionnée au désir d’engager sa liberté prioritairement au profit de soi-même. En étant libre pour soi, on peut le devenir pour les autres, alors qu’en s’imposant des charges et des devoirs sociaux factices, on perd son autonomie, on reproduit l’éternelle dépendance qui plombe toute possibilité de montrer à son entourage plus que le reflet conventionnel d’un rapport de surface. C’est le semblable qu’attend l’autre, mais c’est le dissemblable qui l’enrichit. J’ai mis longtemps à en tirer des leçons utiles. Une grande partie de ma jeunesse s’est passée à essayer de ressembler aux personnages que l’on supposait que j’étais – garçon sage et réservé, étudiant studieux, avide et rigoureux, militant politique virulent, journaliste efficace, esprit ponctuel, lucide et vaguement ironique –, alors que je m’accrochais à la vie avec une inquiétude qui aurait mérité des résolutions moins caricaturales. Mais il me semblait que ces apparences correspondaient aux aspirations que mon entourage nourrissait à mon égard. Je répondais à ce cahier des charges où la psychologie n’est plus qu’une fournisseuse de poncifs sociaux. Quand on croit trop bien savoir qui l’on est, c’est que l’on a bouclé l’habit. Le décor est en place, les rôles distribués, l’existence est balisée d’étapes identifiables, il n’y a plus qu’à aller. Peut-être ne saura-t-on jamais qui l’on aurait mérité d’être, et la vie que l’on croira s’être choisie n’aura été que la résultante de malentendus convergents sanctifiés sous le nom de nécessités – les fameuses nécessités de l’existence. On aura joué une bouffonnerie croyant à une simple comédie.
C’est par un acte de volonté que j’ai décidé de trancher la question pour moi-même en profitant des dernières années qui me restent pour cultiver la faculté des plaisirs calmes et des bonheurs de circonstance. On ne peut pas finir une vie dans l’amertume : quoique les raisons de se révolter ne manquent pas, quel gâchis d’user ses forces à égratigner une réalité trop cuirassée pour s’émouvoir de ce chatouillement.
En fait, je ne suis pas si âgé, j’ai même en moi une grande jeunesse qui ne parvient pas à s’épuiser. J’ai atteint ce que l’on pourrait appeler un âge philosophique, qui dépend moins du nombre des années que d’un certain état intérieur où se réhabilite la volonté, si longtemps restée en jachère après une jeunesse qui l’idolâtrait. Il n’est jamais trop tard pour réaliser que l’on tient son sort entre ses mains, même si, par un dessaisissement de routine, on en est venu à croire que notre existence dépendait surtout d’autrui.
Dans la passacaille du concerto pour violon en la mineur de Dimitri Chostakovitch, enregistré en 1956 et interprété par l’orchestre philharmonique de Léningrad sous la direction d’Evgueni Mravinski, David Oistrakh nous offre l’expression musicale la plus sublimée, illustrant comme une suspension du temps qu’on aimerait définitive, mais qu’un retour d’orchestre, pourtant attendu, finit par interrompre, laissant l’auditeur hagard. Aucune audition ne nous restituera avec la même intensité l’impression d’arrachement de la première écoute, car le mouvement final du concerto, qui est un burlesque, jette brutalement l’âme dans un monde de haine convulsive. L’intrusion de la violence et du ricanement ne pourra plus être oubliée : elle est comme une blessure dont la douleur vigilante rend toute nouvelle audition de l’œuvre par avance désabusée.
Que signifie ce brillant final ? Chevauchée joyeuse pour les uns, danse mortifère pour les autres – pour moi, conjuration de l’effroi d’une certaine modernité hargneuse, magistralement rendue par l’agressivité débridée du violon. Les contemporains durent apprécier diversement cette provocation dans le contexte politique de l’époque avant que leurs descendants, c’est-à-dire nous-mêmes, n’en saisissent la portée universelle. J’y entends les affres hilares d’une agonie, j’y perçois l’incroyable haine de soi, peut-être le vrai drame caché du monde contemporain, monde masochiste dont l’odeur nauséabonde de religion, de pétrole et de fric intoxique jusqu’aux derniers confins.
Et pourtant, peut-on être sûr du pire ?
Le freudisme a eu une certaine importance pour moi, comme pour une partie notable de la jeunesse étudiante des années soixante et soixante-dix, surtout en tant que levier déstabilisateur d’une morale sexuelle trop simpliste. J’en aime encore l’audace conceptuelle, la gabegie de notions puissamment fumeuses, souvent en rapport avec certaines de nos intuitions intimes. C’est un enchevêtrement arbitraire d’idées de moins en moins expérimentales. Ce porte-à-faux persistant avec le quotidien l’a fait passer en un siècle d’une vocation thérapeutique à une destinée philosophique et esthétique. Ses dogmes et son vocabulaire ont déserté en partie les cabinets analytiques pour pulluler dans les revues et les catalogues d’art contemporain.
Georges Picard - Le livre qui a changé ma vie