Tel Mr Pyke, de Scotland Yard, venu, dans "
Mon Ami Maigret", observer les "méthodes" du célèbre commissaire au 36, Quai des Orfèvres, ce dernier est ici en "voyage d'études" aux USA. Depuis le New-Jersey, où a commencé son périple, notre
Maigret national a eu le temps de devenir deputy-sheriff dans plusieurs comtés d'Etats parmi lesquels on citera la Louisiane, la Virginie et l'Arizona. L'Arizona, justement, il y débarque à peine, sous le patronage de Harry Cole, agent du FBI fort occupé à traquer des trafiquants de marijuana faisant des allers et retours parfaitement illicites mais très lucratifs entre Tucson et le Mexique.
Tandis qu'il poursuit sa mission personnelle, Cole "abandonne" plus ou moins
Maigret à lui-même, plus précisément dans un tribunal local où un jury de cinq personnes va décider si, oui ou non, le décès de Bessy Mitchell, dix-sept ans et donc mineure mais déjà mariée et divorcée, est dû à un simple accident ou bien si quelqu'un, passant près de la voie ferrée sur laquelle on a récupéré le corps déchiqueté de la malheureuse, aurait pu entendre, s'il y en a eu, ses appels au secours et, par conséquent, lui venir en aide. Troisième hypothèse, à laquelle tout le monde songe bien sûr mais sans l'exprimer de façon aussi brutale qu'on le ferait dans un tribunal français (le système judiciaire américain est fondé sur la procédure anglo-saxonne et radicalement différent du système français ou européen en général) : quelqu'un a laissé Bessy Mitchell, complètement ivre ou déjà morte, sur les rails, en espérant que
le train achèverait la besogne.
D'abord un peu perdu en raison de son anglo-américain qui date du collège et qui n'est pas parfait-parfait,
Maigret se passionne vite. Face à la présence invisible mais pour ainsi dire palpable de Bessy, toute jeune femme un peu trop libérée pour la petite ville où elle était née et qui aimait un peu trop les bars, les sorties et la gent masculine, cinq hommes : le sergent Ward, vraisemblablement amoureux d'elle et qui avait promis de divorcer pour l'épouser ; le sergent Mullins qui, lui, se posait en rival de Ward et qui offrait l'avantage d'être célibataire ; le caporal van Fleet et le sergent O'Neil qui étaient surtout de bons copains de Ward ; et enfin le caporal Wo Lee, d'origine chinoise, qui présente la particularité de ne boire que du coca et jamais d'alcool. Tous figurent sur le banc des prévenus. On peut déjà les inculper pour incitation à la débauche sur une mineure (la débauche signifiant ici, plus qu'autre chose, le fait de traîner de bar en bar et d'absorber de l'alcool.) de là à déterminer s'il y a, parmi eux, un ou plusieurs qui ont fait passer Bessy de vie à trépas, il y a tout de même un sacré fossé ...
L'action se situe en 1949, ce qui explique la réflexion poussée que fait ici
Simenon sur le puritanisme américain, sur ses limites et ses déviances. On sent que la question l'intrigue et même le stupéfie. Ce viveur sans complexes est étonné d'une hypocrisie que, selon lui et bien qu'il ne l'exprime pas clairement, par une courtoisie d'autant plus naturelle qu'il vit alors aux Etats-Unis, on ne retrouve pas aussi complète en Europe. La description que l'écrivain belge donne des bars américains est en cela très révélatrice : tout d'abord, pas de terrasse car il fait si chaud que tout le monde se rue dans la salle climatisée ; puis les clients sont tous des hommes, peu bavards, l'oeil vague, à la recherche de quoi ? ... tout le monde le sait, ces hommes comme le lecteur européen mais ce dernier seul trouverait naturel de le dire ... ; quant aux femmes, si elles se risquent en ce lieu de perdition, c'est toujours accompagnées. Pas une seule tapineuse dans le secteur. Pourquoi y en aurait-il d'ailleurs puisque tous ces messieurs, au bar, sont heureux chez eux, en famille ? Ils ont tous (ou presque) femmes et enfants, avec une jolie maison, une belle automobile comme les Américains savaient en faire à cette époque de plénitude financière, et une situation qui leur assure non seulement le nécessaire mais aussi le superflu. Pourquoi sont-ils là, alors ? vous entêterez-vous à demander. Eh ! bien, parce que c'est l'usage, pour se délasser tout seul devant un verre (et en tout bien tout honneur) avant de rentrer retrouver l'épouse adorée et les enfants paisiblement endormis, pour se montrer un homme viril et solitaire, comme dans les bons vieux westerns de naguère, ne serait-ce que pendant une heure.
Maigret observe, aussi. Mieux, il apprend que, outre ces bars "grand public", il existe des "clubs privés", un peu à la mode anglaise, où l'on mange très bien, où l'on boit des alcools rares mais où, jamais, au grand jamais, on ne verra un membre rouler sous la table. S'il veut le faire, il doit retourner au bar "public." Cela aussi, c'est la tradition. Bien entendu, entre ces différents clubs, se pratique une sorte de "ségrégation" sociale et même raciale. Si l'Union locale des Charpentiers a son club par exemple, on n'y accepte pas les maçons. de même, les descendants d'immigrés mexicains tout à fait américanisés ne sauraient tolérer en leur club personnel que l'un des leurs parle ... espagnol.
On comprend que
Maigret finisse par regretter ses demi-sels et ses caïds de Pigalle, sa Brasserie Dauphine et les bonnes bières fraîches qu'il prend en terrasse, dans un Paris qui s'éveille au printemps, en compagnie de l'un ou l'autre de ses inspecteurs, voire de l'un de ses suspects éventuels. En outre, au tribunal, il se rend vite compte que le juge semble "oublier" de poser des questions que lui,
Maigret, aurait fait passer "à la chansonnette" depuis belle lurette. Evidemment, c'est là encore l'usage et cela n'empêchera pas la partie civile, symbolisée ici par Mike O'Rourke, le quasi-homologue de
Maigret dans le coin, aussi rond et aussi gourmet que lui d'ailleurs, d'avoir gain de cause. Cela n'empêchera pas non plus le commissaire de deviner l'identité de
l'assassin. Mais, du verdict, il ne saura rien car on le prie de faire ses bagages avant la fin du procès afin d'aller "étudier" un crime en Californie, du côté de Hollywood.
Et pourtant, malgré les frustrations ressenties, aussi bien par le commissaire qui ne peut intervenir, n'étant ici qu'un simple invité sans aucun pouvoir réel, que par le lecteur à qui manquent beaucoup certaines habitudes, certaines façons de procéder typiques du
Simenon classique, "
Maigret Chez le Coroner" est un excellent roman. Bien décidé à ne pas retomber dans les ornières qui indisposent de manière si regrettable le lecteur de "
Maigret à New-York",
Simenon prend le parti d'un récit, somme toute assez statique, dans le genre de n'importe quel grand film de prétoire comme "Autopsie d'un Meurtre" de Preminger, avec James Stewart, ou encore "Le Procès Paradine" d'Hitchock. Les amateurs de séries américaines plus récentes, dont le célèbre "Law & Order", verront tout aussi bien ce que je veux dire. Mais, bien entendu, c'est du prétoire américain à la
Simenon car le héros n'est ni le juge, ni l'attorney, certainement pas les avocats (nous n'en sommes pas encore à ce point dans le procès) et pas même les inculpés, mais bel et bien
Maigret, que l'inaction forcée fait cogiter et méditer encore plus que d'habitude et qui, de son banc, au milieu du public, mène l'enquête pour nous, fort de cette certitude que, partout, l'homme est toujours le même. Il peut y avoir quelques détails qui diffèrent, c'est entendu, mais le fond, lui, reste le même : jalousie, désir, avidité, alcoolisme, frustration, jouissance des mains qui se referment autour d'un cou pour étrangler - américaines ou européennes, ces émotions-là ne changent pas.
Simenon nous le prouve bien dans "
Maigret Chez le Coroner. Ne manquez pas la démonstration : elle est superbe.