Alors que
Maigret, se forçant à la diplomatie, est en plein entretien avec une grande bourgeoise d'origine roumaine qui a débarqué dans son bureau, via celui de son patron à lui, munie d'une recommandation d'un ministre quelconque, un coup de fil angoissé vient interrompre le discours obsessionnel (et d'ailleurs ravi) de la dame sur sa fille et son gendre, selon elle deux abominables qui, en cachette l'un de l'autre, veulent, elle en est certaine, l'empoisonner. le coup de fil, c'est un homme, qui s'annonce comme "le mari de Nine", laquelle connaîtrait le commissaire, et qui s'affirme aussi suivi par plusieurs individus qui se relaient l'un l'autre mais n'ont qu'une idée : le trucider sans autre forme de procès. le ton de l'inconnu et son instinct personnel font tout de suite comprendre à
Maigret qu'il ne s'agit pas là d'une mauvaise blague. de fait, toute la matinée, l'inconnu, téléphonant de bistrot en bistrot et fuyant sans cesse l'ennemi qui finit toujours par le rejoindre au comptoir, ne cesse d'entretenir
Maigret de révélations qu'il aurait à lui faire. le commissaire envoie Janvier à sa suite mais ... Mais dans l'après-midi, tout s'arrête. Plus d'appels.
Maigret est contrarié.
Maigret ne comprend pas. Il laisse ses inspecteurs au bureau pour la nuit, au cas où ... Mais l'appel qui arrive vient de policiers et, à une heure du matin, voilà
Maigret place de la Concorde où une voiture jaune de marque Citroën vient de balancer sur le trottoir un cadavre défiguré qui pourrait bien être le fameux téléphoniste inconnu. L'homme a été poignardé mais, on s'en rend bien vite compte, l'incision sur son pardessus ne correspond pas à celle de son veston. Fait curieux également pour un homme qui, visiblement, était coquet : le veston en question est un de ces vestons qu'on aime bien endosser chez soi, quand on se retrouve au calme et qui n'est en rien assorti au tissu du pantalon.
A quel moment l'inconnu devient-il "le Mort" de
Maigret ? Un mort dont il diffuse rapidement la photographie un peu "arrangée" dans toute la presse parisienne et nationale. Un mort dont il s'acharne à reconstituer le parcours, depuis son premier appel à la P. J. au matin jusqu'à son abandon à la Concorde.
Un mort dont il veut, à tous prix, découvrir le ou les assassins.
Lentement, centimètre par centimètre, avec maints arrêts et maintes secousses,
Maigret remonte la piste d'un ancien garçon de café aimable et bon enfant, marié, bon époux, habitué des hippodromes et dont la vie, un jour, a croisé celle du chef d'une bande de tueurs. L'identité de celui-ci, qu'on ne découvre qu'à la toute fin, n'est pas l'essentiel. C'est le "Mort" de
Maigret qui est important, avec ces mille morceaux de puzzle que le commissaire assemble avec sa patience habituelle et qui reconstituent une fois de plus pour le lecteur l'un de ces récits presque banals où
Simenon, en nous faisant nous y introduire à la suite de son personnage-fétiche, désigne, sans avoir l'air d'y toucher, les petits faits, les petits riens, les petites inégalités qui, en définitive, font de la victime décrite un être tout à fait à part et avec lequel nous pouvons sympathiser.
Chose qui peut choquer, on sympathise aussi un peu, malgré toute sa sauvagerie de vrai fauve, avec l'un des membres de la bande de tueurs. Une femme, Maria, d'origine probablement tchèque, une espèce de "louve" qui mène à la baguette les quatre hommes qui forment sa meute. Ou plutôt une femelle, sortie des origines, une femelle qui ne connaît que la lutte et l'apaisement primaire dans la nourriture et le sexe, un personnage hors-norme, qu'on admire et qu'on méprise, qui vous fait horreur et qui, pourtant, une ou deux fois, parvient à vous émouvoir. Et tout ça sans un mot. Rien que par ses gestes et son regard.
En dépit d'une action qui rebondit de chapitre en chapitre, un "
Maigret" profondément introverti, un "
Maigret" secondaire peut-être aussi. Mais, Dieu ! quelle imagination ! Quel sens de la psychologie ! Toujours - et en dépit de l'hypothèse soulevée à la fin par
Maigret sur l'adoption d'un certain enfant, qui fait un peu "plaquée" - le lecteur reste subjugué. Surtout s'il consulte le temps d'écriture du manuscrit. Ici, à peu près dix jours. On peut ne pas priser
Simenon mais on ne peut nier qu'il ait été un génie.
Nota Bene : ne pas manquer le morceau d'anthologie du dialogue téléphonique entre un juge Coméliau exaspéré et un
Maigret qui, sous prétexte d'une bronchite qui n'existe pas, s'est retiré chez lui pour mieux réfléchir à "son" Mort. le chapitre assurément le plus jouissif du livre. ;o)