Je n'aime pas du tout l'expression « écrivain pour écrivains » qui sert en général à désigner, ou plutôt dénigrer mollement, des auteurs dotés de quelques ambitions littéraires. Un peu comme le mot « élitisme », j'ai dû trop souvent les voir employés à mauvais escient. Mais en ce qui concerne
Claude Simon, il faut bien avouer qu'il s'adresse d'abord aux personnes intéressées par les techniques d'écriture. Son style est très expérimental, fait de recherches formelles caractérisées par une ponctuation chaotique, des innovations typographiques, des intertextes, la disparition de certains mots, des phrases qui s'éteignent dans le non-dit, l'innommable ou l'oubli.
Il y a trois parties dans ce livre, qui sont autant de manières d'envisager le temps. Dans la première, introduite par une citation de
Paul Valéry, la mémoire est fragmentée, de petits éclats de souvenirs qui surgissent arbitrairement, sans ordre, sans hiérarchie, à plat. La deuxième est nettement plus proustienne dans le style, le passage où le narrateur se rappelle sa grand-mère, par exemple, est un magnifique morceau de mémoire recréée à la manière de
Proust. Tandis que la troisième partie, placée sous l'égide d'Heidegger et intitulée « Chronologie des évènements », est celle qui ressemble le plus à un texte académique, avec un narrateur identifié et un récit un peu plus ordonné, mais ressassant toujours les mêmes images.
Claude Simon cherche avant tout à faire voir. Une série de scènes, de tableaux, qui s'entrecoupent et s'entremêlent. Les descriptions ont donc une place prépondérante, descriptions d'images fixes, photographies, peintures, qui soudain se mettent en mouvement, alors l'écriture devient plus cinématographique, avec ralentis, arrêts sur image, etc. Mais il s'intéresse aussi à d'autres formes de narrations et de représentations comme le théâtre, la frise ou même le roman-photo.
Parfois ces images sont très floues, parfois elles ressemblent à des souvenirs plus précis : un regard qui se perd devant une fenêtre, la sortie d'une bouche de métro, une peinture, une mosaïque, une vieille photo, des scènes de sexe, de lutte, d'ivresse, l'apprentissage du latin pendant l'enfance, un voyage pour retrouver le site exact de
la bataille de Pharsale. Et au milieu de tout cela un récit qui détonne, un cavalier en plein combat à moitié dans l'antiquité à moitié dans la modernité, comme une rupture qui aurait aboli l'espace-temps. Précisément l'image d'un désarçonnement qu'on peut situer aux alentours de la bataille de Dinant en Mai 1940, mais dans laquelle se mêlent confusément d'autres images intemporelles, comme la charge décisive
De César contre Pompée lors de
la bataille de Pharsale.
Claude Simon n'a rien à communiquer. Il a juste une mémoire particulière à restituer. Et il convient aussi de relever que cette mémoire d'un quidam recouvre en grande partie et en filigrane l'
histoire du vingtième siècle, des années folles à Mai 68 et qu'elle colle intimement aux airs du temps, à tout ce qui a bouleversé les individus dans leur rapport au monde. de toute façon, c'est le genre de livre, tout en introspection et circonspection, qu'on ne finit jamais de lire et de relire, pour y découvrir de nouveaux détails, de nouveaux aspects. Et parce que, derrière quelques ridicules minauderies stylistiques, il contient quand même de très beaux passages.