Le Nouveau Roman a été un moment particulier où le désir d'expérimenter était devenu impératif comme pour exorciser les deux grandes guerres mondiales et leur cortège de souffrances enracinées dans les consciences.
Claude Simon se situe dans ce tâtonnement des mots dans l'obscurité idéologique des années 1960, date de la première parution de ce roman.
Il me fallait revenir un jour à
Claude Simon, avec
L'herbe, et surtout
La route des Flandres que j'avais lus en ressentant l'envoûtement sans comprendre la véritable portée du texte... La deuxième lecture me permet d'accéder à l'inouï d'une oeuvre tenant du chef-d'oeuvre. J'ai lu que des drogues peuvent créer des rêves parcourant des dizaines d'années, c'est ce qu'on expérimente ici par la lecture – d'une certaine manière – sans effet nuisible pour la santé, bien au contraire... Aucune fumée hallucinatoire mais des phrases qui se vaporisent dans la conscience (si on accepte le voyage quelquefois assez déstabilisant…) pour remonter le temps, s'immerger directement dans d'autres vies, d'autres époques. Jamais aucun livre ne m'a semblé si apte à approcher la tragique réalité des hommes embarqués dans la guerre et ses désastres, ici à travers les réminiscences de batailles contre les espagnols lors de la Convention (évocations de l'ancêtre de Reixach) et aussi à travers un de ses descendants, capitaine à cheval fuyant sur les chemins l'avance allemande victorieuse, de nuit sous la pluie, dans la retraite de mai 1940, aussi avec l'
histoire d'amour vécue, rêvée ? avant et après la guerre, là où toutes les cartes sont rebattues.
A lire d'une traite ou avec le moins de coupures possibles car reprendre n'est pas simple. Qui parle ? Georges, Blum ou Iglésias ? de quel épisode ? Celui des cavaliers, où celui de la vie d'avant, où le capitaine de Reixach et sa je
une femme Corinne, leur jockey Iglésias (amant de Corinne – rival du mari dans le civil, aide de camp à la guerre), de leur passion commune pour les chevaux, ou bien du trajet de Georges, Blum dans le train vers un camp de prisonnier ? Il paraît que
Claude Simon utilisait des fils de couleurs pour s'orienter dans les différents récits imbriqués de façon complexe…
La thématique du cheval est présente tout au long du roman, reliant chacun des récits particuliers : chevaux des soldats dans leur retraite, chevaux de courses du couple Corinne - de Reixach et de leur jockey Iglésias. J'inclus les pages de la course hippique, où de Reixach veut monter lui-même l'impétueuse jument alezane, dans les plus belles pages qu'il m'ait été donné de lire ! Arrêt sur image, ralenti interminable décomposant d'infimes mouvements qui ont pourtant lieu dans une course à pleine allure, couleurs, sons, réminiscences imbriquées, tout concours à une expérience hors du commun, musique de mots, virtuosité d'un auteur repoussant les limites littéraires.
Ce roman avait pour premier titre « Description fragmentaire d'un désastre ». Expression par l'écrivain de la guerre fractionnant la pensée. Véritable patchwork – frôlant l'abstraction parfois – d'éléments juxtaposés pour leurs qualités esthétiques. Une écriture en continu – à scander comme du rap ? – usant d'abondance de participes passés, de métaphores, du je au il, de phrases laissées en suspend, de passages mystérieux... dans un repos impossible, une quête de sens sans issue : le capitaine s'est-il laissé abattre à cause d'un amour trahi par Corinne ? Georges retrouvera à son retour Corinne pour tenter de faire coïncider les fantasmes avec une réalité fuyante. Peut-il y parvenir et l'écrivain à travers lui ?
Ma deuxième lecture a été la bonne, celle où on goûte le pouvoir immense des mots même quand l'auteur prétend les disperser. Des thèmes d'une richesse inouïe, rapports de classe, trivialité des hommes dans la guerre et pas seulement... Un livre qui, par la richesse complexe de la langue – véritable claque au "Big Brother de 1984" et l'appauvrissement de sens souvent de mise actuellement –, est à lire et à relire, à savourer pour l'imaginaire offert et sa place particulière dans l'
histoire de l'écrit.
Claude Simon est né en 1913 et mort en 2005. Son roman
La route des Flandres contient des éléments autobiographiques. Son père était capitaine d'infanterie (figure du père dans ce capitaine de Reixach fantomatique?). La passion de
Claude Simon pour la peinture se retrouve dans son écriture très particulière. Il a été prisonnier (comme Georges et Blum du roman) durant la seconde guerre mondiale avant de s'évader et de s'engager dans la Résistance. Il a participé à la rédaction du Manifeste du Nouveau Roman publié dans la revue Esprit en 1958. Prix Médicis en 1967 pour «
Histoire », prix Nobel de littérature en 1985 pour l'ensemble de son oeuvre. Il est pour moi un de nos très grands écrivains, certainement trop méconnu… Savez-vous que son prix Nobel avait déclenché un tollé dans les milieux conservateurs ? Cela n'a pas beaucoup changé quand on voit les réactions hargneuses au prix Nobel de littérature décerné cette année à
Annie Ernaux. On ne sort pas comme cela des schémas narratifs préconçus qui ont l'avantage d'être efficaces et rassurants, qui ne font pas de vagues trop importantes.
Quelle place occupe le nouveau roman dans vos souvenirs de lecture, dans vos lectures actuelles ?
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