Steiner est un formidable maître à penser et à lire. Il pose les questions métaphysiques les plus obsédantes, les plus affleurantes à notre monde, et le fait toujours dans une grande érudition. Cependant, son talent d'enseignant (au sens fort de celui qui montre) précipite souvent ses textes dans le même travers : le sentiment d'avoir à faire à une suite de reformulations et de périphrases, qui donne l'impression d'un empilement de sentences. Il suffit d'entendre sa voix : il écrit comme il parle.
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Le paradoxe est pourtant indéniable. C'est sous l'effet de pressions extrêmes, de l'interdit politique et de la censure idéologique, dans le samizdat, qu'a été produite une bonne part de ce qu'il y a de meilleur dans notre patrimoine. C'est là un terrain délicat, presque tabou pour les présupposés libéraux. Mais la liberté d'expression intellectuelle et esthétique, la tolérance politique et sociale du penseur ou de l'artiste indépendant ont été, dans l'histoire, de doux interludes. [...]
Il est fort possible qu'il soit plus difficile d'engendrer une œuvre esthétique et intellectuelle éminente au sein d'un vide sans résistance, d'une licence plus ou moins complète et indifférente. Les démocraties populistes ne sont pas nécessairement enclines à l'excellence. Le patronage des médias et du marché, de l'opportunisme distributif de consommation de masse pourraient bien être plus dommageables pour l'art et la pensée que la censure des régimes passés. [...] L'ignorance et la condescendance peuvent paralyser aussi efficacement que la prohibition.
Pour ce qui est de l'impureté, du réalisme envahissant, le langage est entièrement vulnérable. L'immaculée est impossible. [...] Le langage est démesurément saturé. Les mots, les formes grammaticales, les phrases, les conventions rhétoriques sont saturés, quasiment jusqu'au phonème, par l'usage, les précédents et les connotations socioculturelles. [...] Un maître du langage peut imprimer au médium une énergie propre à lui faire accomplir un saut quantique. Mais la nouvelle orbite grouille, à son tour, d'associations, qui ne sont pas de son choix. Que « le monde soit en excès pour le poète » n'est pas tant le fruit des tentations mondaines, de l'auto-investissement dans le transitoire et l'opportun. C'est un corollaire totalement inévitable du langage lui-même, qui charrie avec lui, que nous le voulions ou non, la cargaison qu'est le monde. Dans le langage, les mathématiques pures ne pourraient être que silence.
'' L'espoir et la peur sont des fictions suprêmes qui tirent leur force de la syntaxe. Elles sont aussi inséparables l'une de l'autre qu'elles le sont de la grammaire. L'espoir enferme une peur de l'inaccomplissement. La peur a en elle une graine d'espoir, le pressentiment qu'elle peut être surmontée. C'est le statut de l'espoir aujourd'hui qui est problématique. Hormis au niveau du banal et du momentané, l'espoir est une interférence transcendentale. Il est sous-tendu par des présomptions théologico-métaphysiques. Et présomption est à prendre ici au sens strict du mot, lequel connote un investissement éventuellement injustifié, un achat à terme, comme on dit sur les marchés boursiers. ''
" Nous n'avons plus de commencements. Incipit : ce mot latin altier qui signale le début survit en anglais dans le poussièreux "inception". Le scribe du Moyen Âge marque le départ d'une ligne, le nouveau chapitre, par une capitale enluminée. Dans son tourbillon doré ou carmin, l'enlumineur de manuscrits dispose des bêtes héraldiques, des dragons au matin, des chanteurs et des prophètes. L'initiale, où ce mot signifie et le commencement et la primauté, tient lieu de fanfare. Elle proclame la maxime de Platon, qui n'a rien d'évident : en toutes choses, naturelles et humaines, l'origine est la plus excellente."
Les transmutations mises en mouvement, les problèmes posés, métaphysiquement, esthétiquement, socialement, psychologique, par la remise en cause et déshumanisation sans précédent du langage en Occident sont trop récents et multiples pour permettre de dresser un bilan en toute confiance. L'« après-mot », avec ses possibilités dynamiques, a à peine commencé. L'épilogue est aussi un prologue.
Nous venons de publier un recueil d'entretiens entre George Steiner et Nuccio Ordine, intitulé //George Steiner. L'Hôte importun//. Il est précédé par un beau texte en témoignage à Steiner, écrit par celui qui fut un de ses plus proches amis, Nuccio Ordine.
Pour en savoir plus : https://www.lesbelleslettres.com/livre/9782251453163/george-steiner-l-hote-importun
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Ce livre est le témoignage de la profonde amitié personnelle et intellectuelle qui a lié George Steiner et Nuccio Ordine. L'amour des classiques, la passion de l'enseignement, la défense du rôle du maître, la fonction essentielle de la littérature qui rend l'humanité plus humaine constituent les thèmes d'un intense dialogue, nourri de plus de quinze années de rencontres et de voyages dans diverses villes européennes. Ordine trace un portrait original de George Steiner, en le peignant sous les traits d'un « hôte importun ».
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