Les théories de l'influence du « milieu » ont été longtemps cantonnées à un rôle secondaire et accessoire dans l'analyse de l'évolution des sociétés humaines. Écartées souvent au profit d'un « évolutionnisme » et d'un «culturalisme » considérés par nombreux spécialistes comme les seuls référentiels théoriques sérieux, celles-ci semblent depuis peu regagner des lettres de noblesse dans le débat scientifique actuel (voir, à titre d'exemple, le succès récent du concept de « thalassographie » de
David Cosandey, ou les développements de J. Diamond sur les effets des contraintes environnementales sur l'évolution des civilisations).
LE PAYS DE L'EAU est un roman qui illustre magistralement cette symbiose profonde supposée exister entre la topographie d'un territoire et l'histoire des individus qui l'habitent. L'environnement essentiellement aquatique de la région des Fens (ou « Fenland ») dans l'est de l'Angleterre, occupe ici un rôle prépondérant, central, à la fois dans le déroulement de l'intrigue et dans la psychologie de ses personnages, confrontés sans cesse à une nature capricieuse et indomptable.
Le flegme de ses habitants et les courants qui la traversent y sont parfaitement indissociables, forgés à partir d'une même humeur aqueuse et indifférente. La monotonie du paysage plonge certains dans de «stériles méditations» ou les portent naturellement vers la mélancolie et la folie. Les caprices de l'eau et du vent d'Est ne cessent de remodeler un paysage toujours provisoire, à l'instar des époques et des civilisations, apportant joie ou détresse aux habitants de cette contrée étrange, abondance ou famine, faisant cycliquement disparaître hommes et biens.
Plantée en ce « pays de l'eau », l'intrigue du roman paraît emprunter elle-même un cours sinueux, mystérieux, dont les contours resteront tout au long du livre changeants, provisoires, avant de disparaître enfin dans les eaux du grand Océan... La temporalité dans le récit des événements, soumise également aux lois ancestrales régissant la topographie de ces étendues marécageuses, n'est pas linéaire non plus, la chronologie des faits étant livrée par vagues successives, se rejoignant parfois en grands cercles qui se superposent, puis s'éloignent à nouveau, dans un va-et-vient constant entre le présent et le passé. A l'image même de ces innombrables parcours d'eau des Fens qui, sous l'emprise des crues ou de l'assèchement de leurs lits, envasés ou bien drainés par la volonté incessante de l'homme, les époques se rapprochent et se confondent, semblent révolues puis resurgissent, en cycles qui ne sont pas sans évoquer l'éternel retour du même, ce piège dans lequel l'Histoire-avec-un-grand « h » semble souvent ne pas pouvoir éviter de tomber..
Venons-en néanmoins aux faits, tout simplement :
Tom Crick, professeur d'Histoire à l'approche de la retraite, est obligé d'interrompre sa carrière d'enseignant en raison d'événements personnels et professionnels qui l'ont profondément remis en cause. Tom est un enfant du pays de l'eau. Son enfance, il l'a passée dans une maison d'éclusier, au milieu des Fens. A l'occasion des événements récents qui sont venus bousculer plus de trente ans de vie de couple et de carrière professionnelle en apparence «sans histoire», et qui ont fait chavirer une réalité jusque-là semblable à un « vaisseau vide » - (« La réalité est non-événementielle, elle est vacance, elle est platitude. La réalité c'est que rien n'arrive »), en réponse aussi aux provocations insistantes d'un élève - incarnant ici l'esprit de rébellion et de désespérance des adolescents à l'aube des années tachtériennes : "
L Histoire n'est qu'un conte de fées et il est probable qu'elle va bientôt finir », lance-t-il éhonté à son professseur -, Tom décide subitement de revenir sur ses propres origines, sur son histoire à lui et, surtout, envisage de la raconter à ses élèves récalcitrants. Tom leur narrera son histoire et l'histoire de ses ancêtres telle qu'elles se sont déroulées, en un enchaînement d'actions et de réactions imprévisibles, dans leurs «ici-et-maintenant» d'alors, parfois aux conséquences dramatiques, et ceux-ci deviendront progressivement un récit historique, construit de manière suffisamment délibérée et cohérente pour être « enseigné » par leur professeur d'Histoire...Pour les derniers cours de son magistère finissant, de façon complètement iconoclaste et irrévérente, l'enseignement de l'Histoire-avec-un-grand «h» s'arrêtera ainsi pour tous - les manuels seront fermés : «adieu Révolution Française !» . En composant devant eux, en toute liberté, la narration de sa propre histoire, Tom cherche peut-être à en extraire son sens profond, pour lui-même, mais aussi, en même temps, pour essayer de redonner à ses élèves du sens à
L Histoire, à eux qui recevront «le monde en héritage», ou , tout simplement, pour nous rappeler qu'on doit malgré tout, malgré la fragilité des civilisations et de leur avenir, « continuer à récupérer, sans discontinuer, sans jamais en finir, ce qui est perdu ».
Remarquablement maîtrisé et érudit, d'une maturité stylistique qui paraît tout de même surprenante lorsqu'on sait qu'il s'agit d'un des premiers romans de l'auteur (et qui plus est, au moment de sa rédaction, n'est âgé que d'une trentaine d'années !), LE PAYS DE L'EAU, par ailleurs superbement traduit par
Robert Davreu, est un récit prodigieux et littérairement époustouflant d'intelligence et d'inventivité ! Chapeau bas, Monsieur Swift !