Le colloque de Cerisy de 2018 sur
Valère Novarina : une somme unique et une porte d'entrée exceptionnelle vers l'une des oeuvres les plus riches et les plus puissantes de notre époque.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/26/note-de-lecture-valere-novarina-les-tourbillons-de-lecriture-collectif/
En août 2018 se tenait un colloque de Cerisy entièrement consacré à
Valère Novarina : le présent ouvrage, publié en octobre 2020 chez Hermann, somptueusement conçu et réalisésous l'égide de
Marion Chénetier-Alev,
Sandrine le Pors et
Fabrice Thumerel, en constitue les actes. Comme cela avait déjà été le cas pour le volume issu du colloque consacré à
Christian Prigent (« Trou(v)er sa langue »), la conjonction de la personnalité et de l'écriture propres à l'auteur-sujet de la rencontre et la ferveur qui anime les intervenants aboutit à un résultat non dénué de magie, transformant l'austérité universitaire en échange fréquemment plein d'humour, multipliant les sauts et les pas de côté, alliant un sérieux irréprochable du contenu à une joie visible de conduire la langue et son jeu incarné vers un havre toujours plus inattendu et singulier.
Sous-titré « Les tourbillons de l'écriture », le volume s'ouvre donc (je garde plutôt pour la fin de cette note la magnifique introduction de
Fabrice Thumerel) par une première partie intitulée « Tourbillons scéniques et comiques », dans laquelle la farce novarinienne, si spécifique et si généralisée (le dramaturge et le théoricien du théâtre, du sien et de celui des autres, qu'est Novarina veille le plus souvent à conserver cette dimension même lorsque l'écrit semble d'abord ressortir de la glose – que l'on se souvienne ainsi de son extraordinaire « Pour Louis de Funès »), est joyeusement soumise à la question par
Annie Gay (« Entrée dans l'impossible avec l'acteur comme objet du désir »), par Claude Buchvald («
L'Opérette imaginaire en scène »), par Louis Dieuzayde (« »Faire l'animal » – Quelques sorties de route dans le jeu de l'acteur novarinien »), par Marie Garré Nicoara (« Voix et dispositifs marionnettiques dans l'écriture de Novarina »), par Inhye Hong (« le « sentiment inconnu », porte ouverte sur les catharsis »), par Rafaëlle Jolivet Pignon (« de la cour d'honneur à la cour d'école : la poétique novarinienne à l'épreuve du bac Théâtre ») et par Christine Ramat (« Les bouffonneries macabres sur la scène novarinienne »). À elles sept, ces interventions déploient un formidable feu roulant permettant en effet de passer le comique novarinien, de scène et d'écriture, au crible de leur appropriation par le metteur en scène et par l'acteur, voire – et cette communication est particulièrement passionnante – par des lycéens option Théâtre à qui la vulgate décliniste ne donnerait habituellement aucune chance face à de tels textes.
La deuxième partie, « Tourbillons des sens », traque plus particulièrement le corps omniprésent chez
Valère Novarina, bien sûr, en en cherchant les manifestations apparentes et moins apparentes dans le creuset de l'écriture, avec Constantin Bobas («
Valère Novarina, hypothèses pour une écriture synesthésique, expériences d'une culture lointaine« ), Enikö Sepsi (« le rituel kénotique dans les travaux (écrits et spectacles) de
Valère Novarina »),
Jean-Luc Steinmetz (« L'antédiluvien ») et Éric Eigenmann (« Les quatre temps du respir – Poétique et thanatologie selon
Valère Novarina« ).
L'une des particularités que l'on avait déjà pu observer lors du colloque de Cerisy consacré à
Christian Prigent, c'est l'importance de la confrontation de certaines langues personnelles d'auteurs et d'autrices à leur transmutation dans d'autres univers. C'est ici le rôle de la troisième partie, « Tourbillons des langues et des cultures », dont la présence ne saurait surprendre à propos d'un
Valère Novarina qui avait initié dès 2011, au Théâtre de la Colline, sa « République des traducteurs » , atelier public dans lequel se retrouvaient pour communiquer et échanger celles et ceux en charge de porter son écriture vers des langues étrangères (le texte de l'atelier de 2019 est désormais disponible – on en parlera tôt ou tard sur ce blog). Ici, ce sont donc
Francis Cohen (« Ethnographie du stade d'action et anthropodulologie de l'acteur dans le théâtre novarinien »),
Thierry Maré («
Valère Novarina, avec ou sans Japon »), Yuriko
Inoue (« Traduire les mots polysémiques et le pronom je dans le théâtre de
Valère Novarina : autour de deux aspects spécifiques au japonais »),
Angela Leite Lopes («
Valère Novarina et son vivier des langues » – au passage, on espère secrètement qu'un prochain colloque de Cerisy se posera précisément cette belle question à propos de la gigantesque poésie de
Patrick Beurard-Valdoye) et Leopold von Verschuer (« Traduire les listes ou essai sur les quatre outils de la traduction ») qui se penchent sur cet échange à double sens entre langues et cultures autres que le français.
Après ce précieux détour, la quatrième partie se préoccupe, d'une certaine manière, de l'état d'esprit de l'écriture chez Novarina, sous le beau titre de « Une écriture du mouvement ». On y trouve les communications de
Laure Née (« Novarina, l'intranquillité »), de
Marie José Mondzain (« Variations autour de
L'homme hors de lui« ), de
Philippe Barthelet (« Apologie du renard »), d'Isabelle Babin («
Valère Novarina :l' »entendement par le toucher » ») et de
Marion Chénetier-Alev (« »Nous n'avons pas de figure du tout » : les correspondances de Dubuffet à Novarina »).
La cinquième et dernière partie se propose enfin de cerner, même indirectement, une géographie de l'écriture novarinienne, en proposant, sous le signe de « Une écriture du passage et du mouvement », plusieurs localisations en terme de territoires et de genres littéraires (même si cette notion même révèle ici très rapidement ses limites), avec
Patrick Suter (« Une écriture frontalière »),
Céline Hersant (« »Espace, es-tu là ? » : cartographie des territoires novariniens »),
Sandrine le Pors (« »Suite à la suite de quoi, une mère me nomma » :
Valère Novarina, portrait d'un théâtre en enfant »), Marco Baschera (« La rhapsodie du langage ») et
Olivier Dubouclez (« »Un vide est au milieu du langage » – Prière et silence dans
Devant la parole de
Valère Novarina »).
Il faut aussi mentionner, bien sûr, la présence dans l'ouvrage, comme un petit cadeau d'adieu au moment de refermer le volume, de onze pages extraites du Carnet rouge de
Valère Novarina, cet outil personnel qui l'accompagne depuis toujours ou presque, et dans lequel il consigne au jour le jour intuitions, fulgurances, réactions au présent et travail sur le futur. Et il y a encore, dans le texte et en cahier spécifique final, une iconographie originale qui enchante encore l'imagination et la réflexion.
Deux des coordinateurs de l'ouvrage,
Marion Chénetier-Alev et
Fabrice Thumerel, peuvent bien alors avouer dans leur belle postface leur ambition initiale, tant pour le colloque lui-même que pour son compte-rendu, à savoir celle de proposer non pas une simple glose multicellulaire, aussi spectaculaire et talentueuse soit-elle, mais bien une véritable agora Novarina. La mission est parfaitement accomplie : ces 430 pages satisferont – ô combien – les plus exigeants enthousiastes du maître de Thonon-les-Bains, mais constituent aussi, et cela en constitue la surprise, le paradoxe et le véritable cadeau, une exceptionnelle porte d'entrée, avec un choix presque magique des angles possibles, sans connaissance préalable ou presque, dans une oeuvre d'une puissance et d'une richesse quasiment incomparables.
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